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EDC de Muistikortti~69056

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▌▌║ L'autre bout du tunnel ▌║▌

Alors c’est ça, la faim ?
C’est fascinant ; cette nausée qui se plante dans ma gorge, ces maigres vertiges qui me prennent la tête, aussi brusquement que les remous des barques que mon frère amarrait en bord de Seine, et dont les flottements incessants rendaient, d’après ses dires, “ton visage plus vert qu’une pomme pas mûre !” Je ne remercie pas ma mère de m’avoir fait hériter de son énorme mal de mer : les embarcations, ce n’est pas fait pour moi...
Ces crampes, aussi, à l’estomac… Je n’ai jamais été très épaisse, et j’avais déjà connu l’appétit vivace qui vous prends aux crocs après une journée éreintante de travail acharné, mais ça, ça… Oh, j’ai l’impression d’être habitée par un démon, dont les flammes narguent les recoins de mon fragile estomac, cherchant à me rappeler à ma misérable condition encore une fois. J’avais lu, il y a quelques mois, un article sur une affection du corps, la Cétose, dont les symptômes correspondaient à ma situation… Mon corps doit être en train de puiser dans ma graisse, dans mes réserves, cherchant naturellement à me garder en vie dans un procédé biologique qui me dépasse.
Tant pis, je vivrais sans doute ce soir aussi, en ce cas.
Il faisait froid, et, une fois de plus, il était temps que je me concentre sur quelque chose d’autre, que j’observe mon environnement et que j’oublie ce qu’il se passe au fond de mon corps, que j’oublie mon moi et, peut-être, trouverais-je le courage de m’endormir pour voir un énième lendemain.
Les rues d’Evreux n’étaient jamais bien calmes. Le ciel avait tissé son voile noir au-dessus de nos têtes, quelques traces argentées composées de nuages, qui semblaient plus moelleux que le trottoir humide sur lequel je passerais les prochaines heures à attendre quelque chose qui n’arrivera pas.
Cette rue, le 15 robert de Flocques, je l’aimais bien ; L’Iton y passait. L’Iton, cette rivière qui s’étend jusqu’à Breteuil, bien des kilomètres plus loin au sud, donc le cours incessant parvenait parfois à me bercer l’espace de quelques instants, calmant mes pensées, parfois, quand je me sentait bien trop maussade pour continuer.
D’un côté de la rue, des fenêtres, le dos de maisons disparates de formes et de matériaux, un de ces mélanges infâmes de maisons d’avant-guerre au charme inégalable et fait de pierres et de bois lourds, se mêlant au plâtre déjà jaunis de bâtiments déjà vieillis et qui auront été rénovées plus souvent que leurs voisines…
De l’autre côté, et bien.. Déjà, il y avait ces rambardes sur lesquelles l'on pouvait se pencher, dans un métal grisé et aux formes arrondies, qui nous protégeait de la chute de trois bons mètres dans le canal qui épousait la rivière, elle et ses habitants occasionnels… j’étais toujours ravie de voir des poissons passer dans celle-ci ; ça me donnait l’impression qu’on avait encore réussi à épargner un coin de faune dans une ville qui ne considérait ses beautés que pour l’attrait touristique qu’ils apportent, qu’on avait cédé un petit coin de vie à ces poissons en faisant en sorte que leur habitat ne soit pas pollué... Enfin, pas plus que la moyenne.
Le long de cette rue, il y avait de modeste, petits ponts dans les formes et les styles changeait selon l’époque de leur création : du bois, du béton, de la pierre, des mélanges de l’un ou l’autre, afin de passer du joli côté de l’Iton : celui avec des haies qui, à la place des murs, formaient une barrière qui cachaient sans doutes un jardin tenu par des anciens passionnés par leurs compositions florales, ou un parc quelconque où des gens décideront de flâner une fois que le jour sera revenu… Des arbres jonchaient le long de cet autre côté tous les dix ou vingt mètres, aussi ; certain étaient courbés et, si longs, que leurs branches auraient pu venir caresser mon petit coin de rue, si la municipalité ne mettait pas un point d’honneur à la découpe de leurs branches chaotiques et feuillues… Il faut que tout soit au carré, que ce soit pratique, et garde un charme urbain sans trop en faire non plus, j’imagine…
Mais la mousse, elle, celle qui lézarde contre les murs, entre les pavés déjà vieux mais étonnamment lisses de la rue piétonne qui se trouvait sous mon nez, elle subsisterait au temps, aux pluies, et repoussera toujours plus forte, creusant les pierres et ravissant les yeux des passants avec leur petit air verdâtre et touffu, et parfois, plus marron ou terreux à leur base…
Je me sentais déjà mieux… oublier la faim, j’ai pu le faire, au final ! J’aimais bien cette rue ; il y avait trop de gens, qui passaient dans les autres, et c’était risqué pour moi : les jeunes femmes dans mon état ont souvent des problèmes, dans cette ville-là… des problèmes, j’en avait connu, et cela m’a apprit à ne pas dormir trop longtemps, d’éviter les rues principales de nuit, à cacher mes formes et les rares, misérables charmes qu’il me reste, aussi… C’est fou, comme le monde vous offre un tout nouveau regard une fois que vous êtes devenu l’un de ses parias, quand, rien qu’à vous regarder, les gens se rendent tout de suite compte que votre souffrance ou votre disparition ne chamboulera personne.
Je me demandais souvent si, au contraire, ma première disparition, celle où je n’étais morte qu’à l’intérieur, avait fait souffrir mes parents ? C’était le but que je recherchais, égoïstement, peut-être : je voulais qu’ils soient enragés, qu’ils se frappent entre eux plutôt que d’user de leurs doigts durs et froids contre ma peau rougie ou bleutée par endroits… Avant, elle l’était à cause des coups, mais elle se parait de couleurs nouvelles sous les effets du froid et de la crasse, désormais. J'espérais, aussi, qu’ils aient honte. Les voisins, peut-être, les jugeraient-ils et les verraient en tant que mauvais parents, incapables d’avoir une situation familiale assez stable pour empêcher leur plus jeune progéniture de fuir leur ignoble habitat, qui, depuis la mort de Mathieu, accumulent les bibelots inutiles de ma mère qui avait fait de la chambre de notre disparu un véritable dépotoir, et l’odeur des mégots que mon père ne prenait même plus la peine de jeter par la fenêtre, comme il en avait l’habitude auparavant.
Peut-être aurions-nous dû parler, ils auraient pu me partager leur tristesse, exprimer leur désespoir et leur deuil d’une autre manière, mais…
Non.
Ces gens-là, ils ne sont pas faits pour être heureux.
Les gens comme eux, qui, déjà, avant tout cela, déversaient leur haine envers la vie contre moi et mon frère…
Mathieu… Il n’avait pas de cape, et pourtant…
Cette âme douce fût mon seul refuge, celui qui comprenait mes terreurs nocturnes et les pleurs subites qui m'arrivait encore à l’époque où je ne comprenais pas le pourquoi de leurs actes… Ses bras m’enlaçaient, ses mots m’apaisaient… C’est quelque chose qu’ils ne connaîtront jamais : l’amour d’un proche, le réconfort de sa présence, le sentiment de confiance que l’on pouvait avoir envers eux… c’était un héros, mon sauveur, pas l’un de ces idiots qu’on voit dans les livres.. Pour eux, c’est trop facile, de voler au secours de la veuve et de l’orphelin : mon héros à moi, il boitait jusqu’à ma couchette, le sourire aux lèvres, même quand celles-ci étaient enflées, déchirées, et délicieusement parsemées d’un rouge sang luisant.
Il n’avait pas de cape, et pourtant...
Il maintenait un équilibre dans cette maison du diable, il émanait d’une sagesse qui, parfois, parvenait à calmer la fougue sauvage de nos deux ravisseurs, c’était l’un de ses pouvoirs, et pourtant, à leurs yeux à eux… Il n’avait rien d’un héros, c’était un punching-ball qui souriait trop.
Et sa disparition, celle où son corps même trouva son ultime repos, avait réussi à leur arracher des larmes. Et les voir capables d’éprouver de la tristesse m’eu empli de joie, et je crois, qu’ils gâchèrent mon propre deuil, à ce moment-là.
Disparaître… Cela avait fait d’eux des loques, ou... Non, cela leur avait juste donné une excuse pour retirer leur masque, d’affirmer l’immondice de leurs âmes, leurs défauts humains se faisant plus visibles. Ce sont des monstres, et, je pense que les imaginer devenus encore plus désespérés et violents était l’une des rares chaleurs qui emplissait mon cœur lors des nuits mordantes qui tentaient de le briser… Oui, j'espérais que les coups se retournent entre eux, que, sans moi, ils se déchirent, se dévorent et s'entre-tuent entre adultes consentants.
Est-ce que cela fait de moi une sadique ? Comme eux ? Peut-être, je ne sais pas, je préfère me ravir de l’auto-destruction de mes parents que de la causer moi-même envers une progéniture que je n’aurais jamais.
Le courant de l’Iton était étrangement fort, ce soir-là… Tant mieux, cela parvenait à couvrir les propres remous de mes larmes ; je n’aimais pas trop faire de bruit le soir, de peur de briser l’équilibre de la nuit, de bouleverser la lune et sa douce lueur, de réveiller les gens qui dormaient sur leurs deux oreilles ou, plus simplement, d’attirer l’attention de qui que ce soit.
Il était temps pour moi de rejoindre mon refuge onirique, celui-ci qui ne réchauffait que mon âme quand j’avais droit à autre chose que des cauchemars : Le sommeil… m’apparaissant parfois comme d’horribles souvenirs d’une vie qui aurait du être différente, parfois comme des formes abstraites et rassurantes, embryons de désirs et de rêves que je n’aurais jamais pu porter à maturité. Mes paupières se ferment déjà que, après ma longue cogite du soir, je parviens enfin à tomber dans un sommeil relativement profond… je ne sais jamais si j’aurais toute mes affaires au réveil, je ne sais pas si je me ferais crier dessus par le chien d’une personne rechignant à le tenir en laisse, ou si des jeunes au sang chaud viendront me rouer de coups… Mais, malheureusement, je verrais un autre jour se lever, et, avec lui, un autre fragment de cette chose désormais émiettée et presque invisible, de cette chose que l’on nomme Espoir, et qui a la fâcheuse tendance à m’empêcher de disparaître pour de bon.

Il n’avait pas de cape, et, pourtant… sans lui, c’est la douleur et la tristesse qui parvinrent à prendre le dessus sur ma vie, comme si les agents du mal avaient prit son trépas comme un signal pour s’attaquer aux faibles et miséreux comme moi.
Je n’aurais pas peur, le jour où je serais en route pour te revoir, Mathieu…
Je te le promet.

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