EDC de Ludwig~55451

RESSENS

***Elle était sa filleule. Elle lui apprenait un tas de choses. ***
Encore un autre matin qui débute. Une autre nuit ou le clochard a trouvé le sommeil, mais pas le repos. Depuis combien de temps est-il accroupit dans cette rue ? Depuis combien de temps fixe-t-il l’entrée principale du centre de cryogénisation ? Depuis combien de temps guette-t-il une sortie du centre de cryogénisation ? Depuis bien trop longtemps, déjà. Depuis quelques jours, déjà. Depuis trois jours et quatorze heures qu’il attend.

***

Il a, bien entendu, fait d’autres choses. Il a erré dans les rues, foulant la poussière d’un pas morne et posant son regard sur les immeubles et les taudis sans jamais les voir. Il est aveugle. Aveugle depuis tout ce temps. Il ne saisit plus que les couleurs salies de la ville, il ne perçoit plus que les sons atténués d’une cité qui ne cesse d’agresser ses proches et de trainer tout le monde dans la boue. « Il n’y a que les forts qui s’en sortent » Qu’on lui aurait dit, à moins que ce ne soit lui-même ? Peut-être que c’est son cerveau perverti qui lui a soufflé cette devise à l’oreille. Un instant, ses paupières se ferment.
*** « Prenez soin d’vous, m’sieur. » ***
Une voix claire qui s’insinue en lui et transperce sa cage thoracique. Un sourire bien trop connu, un regard bien trop familier. Sur son visage un air si naïf, si délicat, une expression d’innocence… Mais lui, il sait. Il sait la fatigue dans son cœur, il sait la souffrance dans sa bouche, il sait la torture dans son esprit. Il sait tout ça, parce qu’il le ressent. Il sait tout ça, parce qu’il a vécu avec elle. Il sait tout ça, parce qu’il n’a pas su la protéger. Il sait tout ça, parce que c’est sa faute.
*** « C’est entièrement votre faute. » ***
Il ouvre les yeux, il ouvre la bouche. Il ne voit pas. Aucun son ne franchit la barrière invisible qui bloque ses lèvres et paralyse sa langue. Un gout terrible lui remonte le long de la gorge, un parfum écœurant emplit ses narines et enfume son cerveau. Les formes brouillées et grouillantes se figent lentement. Il voit à nouveau. Il voit ces immeubles, ces taudis, ces bâtiments salies. Il voit l’entrée du centre de cryogénisation. Et lorsqu’il baisse les yeux, vissant plus profondément sa casquette sur sa tête et remontant ses lunettes de soleil, ses yeux rougies voient ses dessins. Autant de sourire qu’il n’aura plus le droit de voir. Autant de gribouillages qui lui brouillent à nouveau l’esprit.

***

Autant de smileys qui symbolisent ce sourire qu’il n’a plus le droit de voir.

***

Avec une lenteur étudiée, veillant à ne pas chuter maladroitement sur les lignes qu’il a dessinées, il se relève. Il ne devrait pas être là. Comme il se l’est dit hier, ainsi que les autres jours. Il ne devrait pas l’attendre. C’est lui, qui a laissé la ville salir sa belle innocence. C’est lui qui a laissé la cité atteindre ce petit cœur immaculé. Mais ce n’est pas ce qu’il ressent. Ce qu’il ressent est bien plus vicieux, bien plus pernicieux. Ce qu’il ressent se traduit par une seule phrase, lâchée avant de retourner s’allonger sur son canapé. Dites d’une voix engluée dans les émotions alors que les semelles de ses bottes marchent sur les smileys qu’il a pris tant de soin à préserver :
***

« C’est moi qui ai souillé ce sourire. »