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30 . Semper Fidelis

.......................................................Retour vers l'enfer - 3
Le corps est là, mal caché sous une bâche de tente. Immobile pour l’éternité. Raide.
Rigor mortis.
Dans ce monde où les morts n'ont pas le temps de devenir cadavres, celle qui n'était pas médecin découvrit avec horreur cette crispation naturelle des chairs causée par la coagulation de la myosine dont elle ne connaissait véritablement que la théorie. La rigidité entamait sa longue progression depuis l’extrémité cervico-céphalique, là même où elle devait plonger pour extraire l'âme digitalisée d'un blond rêveur, son plus intime complice, son frère de quête, son premier émulateur émotionnel. Dans ce coin d'égouts, bercée par les gémissements souffrants des vivants et les fines gouttes d'infiltration qui sonnaient un glas trop léger pour cette scène tragico-glauque, la gynoïde découvrit avec ses doigts le sens du mot boucherie.
La première...
Il ne fallait pas penser mais rationaliser. Ne pas laisser l'esprit s'égarer dans la dérive des sentiments mais se focaliser sur le concret comme l'était cette âme gravée dans des composantes de silicium et de cuivre qu'elle enferma avec soin sous protection dans sa poche et qu'elle viendrait effleurer régulièrement, durant de longues heures, pour se rassurer sur sa présence.
Un dernier regard au masque de cire qui ne souriait plus avant de balancer la bouteille d'incinérateur improvisé et elle s’éleva dans le puits, l'étanchéité de sa combinaison lui épargnant l'odeur acre et infecte de chair brulée, de graisse cramée, de gaz et de fluides en évaporation qui l'aurait sans doute fait dégueuler une fois de plus...
Elle aurait bien dit un truc, lancé une formule rituelle, prononcé un adieu solennel... Mais elle ne savait pas ce qu'était une prière.
Et puis, une prière à qui? Hujan? La grande-déesse-mère-matrice? Ou le Dieu-Totem écureuil ?

Absolve, Domine, animas omnium fidelium defunctorum ab omni vinculo delictorum et gratia tua illis succurente mereantur evadere judicium ultionis, et lucis æterne beatitudine perfrui...*

Mouais... En l'occurrence, le bras coincé à son barreau d'échelle branlant, alors qu'elle jette un dernier regard sur le crématorium improvisé, c'est davantage un "Putain, ptit con, t'as intérêt à revenir!" qu'elle marmonne. Moins sentencieux, certes. Mais en la circonstance, le cérémoniel est resté dans le postiche de passe-partout qui s'est barré en les laissant livrés à eux-mêmes dans l'antichambre de la mort. Alors autant pour le rituel : maintenant, il faut survivre. Et ça, c'est pragmatique, concret ; les bottes dans la merde et la peur au ventre.
Avec ou sans formule latine.
Elle se hisse dans le tunnel, fermant la marche. Question d'habitude.
Un nouveau virage... un autre boyau...
Ils émergent enfin, régurgités par la ville des immortels, en pleine sauvagerie de vert où la fin de l'un est le commencement d'un autre dans un cycle au rythme implacable, infini.
Et puis la lumière. Éblouissante.
"Lux æternam", c'est bon pour le requiem. Le rayon UV, par contre, c'est mauvais pour leurs yeux et ça aussi, c'est du concret ; c'est celui que tu te prends dans la gueule et qui te défonce la rétine et te colle la migraine. A moins que ce ne soient les radiations. J'ai vu des rayons gama "des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l'ombre de la porte du secteur Ulrant"*.
Ou juste la mort qui brule...
Le backclash est immédiat... Tout lui revient ou se reconstruit, se recompose dans ses souvenirs de grand blessé de la mémoire. Presque une vétéran, la gynoïde, quand son pas foule à nouveau le sol du dehors.
L'immense, l'infini, le minuscule.
Le danger, permanent, absolu, omniprésent.
Des anneaux géants qui enserrent aux mandibules mortelles qui claquent, des serres redoutables qui tranchent aux pattes meurtrières qui s'abattent, des nuages sporadiques qui s'immiscent aux lianes tentaculaires qui jaillissent... Le combat n'est pas une option.
Il faut courir, encore et toujours. Ne pas s'arrêter, ne pas ralentir...
La chaleur sourde, les sueurs froides, les tremblements. La peur.
Se sentir vivant enfin, encore...
Et courir, toujours. Pour survivre. Pour défendre cette chère vie qui tient dans une poche sanguinolente... L'ennemi est partout. Il est à poil ou à écailles. Il hurle, vocifère, gronde et grogne. Il frappe et projette. L'une tombe. Elle se relève. L'autre chute, on le traine. Courir en avant. La caverne... Là, devant. Elle hurle dans son com' pour répondre au Haut-Dignitaire qui mène la Marche "Courrez!". Derrière elle, le monstre leur colle aux basques. Devant eux, un mur! Non, non, l'issue est là, c'est certain! Dans une panique obsessionnelle, elle se jette sur les rochers en hurlant sa frustration quand le géant surgit autant dans son cauchemar que dans la réalité. La voix de l'elfe, sèche et douce à la fois la ramène à la réalité. Reprise de conscience et de contrôle. Juste à temps pour voir la mort s'abattre et faire un festin de l'horreur. Le drame se joue, à la fois tragique et comique, grandiose et sordide. Un ralentis pour la mort qui s'éloigne. Une pause pour le désespoir... Il faut se reprendre. Reprendre la route et y croire encore...
Y croire parce qu'on est venu pour ça. Pour se persuader que c'est possible, que ce monde n'est pas qu'un égout cynique et qu'on peut poursuivre aveuglément une idée folle et l'atteindre. Pour certains, c'est l'incarnation d'un renouveau en perspective qu'ils sont venus chercher, pour d'autres des réponses à la grande question sur la vie, l'univers et le reste*... Elle au fond, c'est une réponse plus simple qui se matérialise sous ses yeux, à peine reconnaissable, qu'elle était venu chercher là. Elle manque un souffle et refuse de s'approcher, incapable de taper la causette comme si de rien n'était quand tout son être perd pied, souffle, esprit. Elle attendra de savoir si le mirage sous la crasse et la barbe restera mirage ou s'il reprendra corps et gants afin de marcher à nouveau sur le monde ; alors seulement, elle pourra enfin aspirer une grande goulée d'air.
Reprendre sa respiration pour reprendre la marche et traverser le retour comme dans un rêve, le cauchemar en moins.
Et puis la réalité. Tangible... Derrière les murs, sont-ils du bon ou du mauvais côté?
Un échange, un sourire.
Une vague hésitation. Un merci.
Je ne sais toujours pas pourquoi vous avez fait ça mais...
La réponse vient, naturelle, à la blonde et à la bleue, comme le poing qui se serre, prêt à cogner le cœur...
Semper fidelis...
On y croit encore... car au royaume des illusions, les rêveurs sont bienheureux.
Beati pauperes spiritu...
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[art=http://www.dreadcast.net/EDC/L-X/Article=10045]=> 31 . Puppet-master [/art]

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"Un homme, ça peut être détruit mais pas vaincu" Ernest Hemingway, in Le Vieil homme et la mer
*"Absous, Seigneur, les âmes de tous les fidèles défunts de tout lien de péché, et que, secourues par ta grâce, elles méritent, Seigneur, d’échapper au jugement vengeur et de goûter aux joies de la lumière éternelle." ext. du Requiem. Tractus
** "J'ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l'ombre de la porte [de Tannhauser] " Blade Runner de Ridley Scott, cité en première référence dans 1. "... like tears in rain."
***La Grande Question sur la vie, l'univers et le reste : Douglas Adams Le Guide du voyageur galactique dont la réponse proposée est le nombre 42...
**** "Beati pauperes spiritu quoniam ipsorum est regnum caelorum" : "Bienheureux les simples d'esprit car le Royaume des cieux leur appartient. (Mat. 5:3-11).

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◊ Commentaires

  • Ethayel~30165 (767☆) Le 11 Octobre 2013
    Oppressant, dynamique.
    Ce mélange des styles que j'adore dans tes écrits.
    J'adhère!