EDC de Janus~51367
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N°5 : De Charybde en Scylla
De Charybde en Scylla
Une nuit brumeuse et humide accueillit Janus à la fin de son service. Le cou engoncé dans ses épaules tandis qu’il remontait la rue vers le T-CAST Ouest, il tentait de se soustraire à une bruine insidieuse et résolue à pénétrer sa capuche. Ce soir, il avait décidé de regagner directement son modeste appartement. Le temps n’était pas à la glane de cristaux, et il ne se sentait pas de porter son masque social devant le skiwi, tout aussi social, qu’il s’autorisait habituellement après le travail. Bien qu’il tentât de remplir ses journées autant que possible, fût-ce par le travail ou en écumant la bibliothèque universitaire, Janus se sentait toujours un peu vide ; ce soir, tout particulièrement, sans raison apparente. Les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau, il caressa doucement entre ses doigts l’antique étoffe noire qui ne le quittait jamais. Le contact du tissu, comme un soupir en réponse à sa peau glacée, lui fit dévier ses pas sans qu’il s’en rende compte. Aussi semblait-il errer sans but entre les immeubles, manquant parfois de percuter un glaneur ou l’autre. Au sortir d’une ruelle qui donnait sur une voie plus large, bordée de tours et de villas, Janus releva les yeux avec l’espoir de ne pas trop s’être écarté de son chemin. C'est alors que sa main se crispa instinctivement sur l’étoffe, comme sur une branche qui le sauverait du vide, que son cœur s’emballa et que son souffle se fit court. Il avait évité l’endroit depuis les événements fatidiques, faisant toujours, inconsciemment peut-être, un détour au cours de ses innombrables cavalcades. Mais la tour se dressait maintenant devant lui, de l’autre côté de la rue, invulnérable aux assauts du temps et des pluies acides. Janus jeta des coups d’œil nerveux autour de lui en essayant de se fondre dans le mur derrière lui, comme si sa présence même fût un crime : la rue était aussi déserte et silencieuse ce soir qu’elle l’était dans ses souvenirs. Il porta le tissu à son visage pour emplir ses poumons des vestiges de son parfum — une odeur de vieux papier mêlée à une fragrance capiteuse — pour s’empêcher de faillir et convaincre ses jambes de ne pas céder sous lui. Puis il les vit : deux silhouettes évanescentes, des ombres portées sur le béton de la tour qu’il ne pouvait quitter des yeux. Discrètes, fluides, craignant d’être épiées, elles passèrent la porte après avoir lancé un regard furtif dans sa direction, sans toutefois sembler le voir. Sur une impulsion, il sentit ses pieds hors de contrôle le guider à la suite des ombres dans le hall de l’immeuble.
En trente ans, l’atmosphère du lieu avait à peine changé : l’air si électrique qu’on pût en goûter l’ozone ; l’aura dégagée par les murs gorgés des drames et des passions joués sur cette scène ; la porte massive signant un interdit impossible à ne pas transgresser. Janus observait les ombres, affairées sur les sécurités obsolètes, osant à peine respirer par peur de les déranger, soumis à une crainte irrationnelle de réécrire la fin pourtant consacrée d’un vieux film. Les deux figures étaient muettes, se volant parfois mutuellement un regard empreint de tristesse pour l’une, de remords pour l’autre. Même fantomatique, la femme exsudait une beauté aussi fascinante que tragique. D’un même mouvement, l’humain encapuchonné et la gynoïde, intangibles, levèrent les yeux en réaction à un déclic qui résonnait dans le temps. Après un moment d’hésitation, ils avancèrent d’un pas et s’évanouirent dans l’éther. Janus connaissait déjà la suite des événements, mais alors qu’il posa sa main sur la lourde porte d’acier, il dut lutter contre l’envie de les suivre et de revoir la pièce, de crier aux acteurs de modifier une ligne ou deux, d’infléchir la chorégraphie, de les pousser à quitter la scène avant de commettre l’irréparable. Son destin à elle était déjà scellé, sa vie derrière elle. Lui avait été poussé à la torturer une dernière fois avec l’innocence perverse d’un enfant. Janus griffa le métal de la porte en refermant son poing, ne réussissant qu’à faire saigner ses ongles. Son deck était déjà suspendu à sa main — il l’avait sorti sans même s’en rendre compte — et son hésitation dura un temps qui lui parut interminable.
Allait-il vraiment tout risquer pour revivre ce dont il rêvait déjà bien trop souvent ? L’Alte Nobilis était morte depuis bien longtemps, mais peut-être n’avait-elle pas laissé le sanctuaire à l’abandon. Sur un geste de frustration, Janus envoya le deck s’écraser contre le mur, répandant ses composants sur le sol. Il se laissa glisser le long de la porte, sentant vibrer au fond de lui une boule compacte au bord de la rupture ; cet amas qu’il avait enfoui, comprimé, chargé de tout ce qu’il ne laissait et ne laisserait jamais paraître. Le vieux et sa dame, ses compagnons d’infortune, tous étaient partis et pour la plupart oubliés de tous. Alors pourquoi ne le laissaient-ils donc pas en paix et hantaient encore ses songes, de couloirs en alcôves, de fuites effrénées en face-à-face désespérés ? Nuit après nuit, leurs mains avides et décharnées tentaient de faire s’écrouler, pierre après pierre, la forteresse de solitude qu’il avait construite sur leur tombe. Par crainte d’être surpris dans un sommeil sans repos au pied de la porte, l'homme finit par se traîner hors de l’édifice pour disparaître dans la ruelle qui l'y avait mené.
*
Tandis qu'il reprenait avec toutes les peines du monde le chemin de son appartement, son attention fut attirée par les rires et autres effusions qui filtraient du bar qu’il fréquentait habituellement, par mascarade plus que par réel plaisir. Il s’approcha de l’entrée, incertain. Peut-être que, ce soir seulement, il pourrait laisser tomber le masque ; peut-être qu’il pourrait réellement faire la rencontre de l’autre. Car les ombres qu’il voyait à travers les fenêtres paraissaient, celles-ci, gaies et enjouées. Il posa ses doigts fébriles et encore bruns de sang séché sur la poignée. Il lui suffirait de s’exposer suffisamment, rien qu’un peu. Mais il n’y laissa finalement qu’une imperceptible trace, s’en allant vers une nouvelle nuit tourmentée, leur enviant un bonheur qu’il ne souhaitait pas.
En trente ans, l’atmosphère du lieu avait à peine changé : l’air si électrique qu’on pût en goûter l’ozone ; l’aura dégagée par les murs gorgés des drames et des passions joués sur cette scène ; la porte massive signant un interdit impossible à ne pas transgresser. Janus observait les ombres, affairées sur les sécurités obsolètes, osant à peine respirer par peur de les déranger, soumis à une crainte irrationnelle de réécrire la fin pourtant consacrée d’un vieux film. Les deux figures étaient muettes, se volant parfois mutuellement un regard empreint de tristesse pour l’une, de remords pour l’autre. Même fantomatique, la femme exsudait une beauté aussi fascinante que tragique. D’un même mouvement, l’humain encapuchonné et la gynoïde, intangibles, levèrent les yeux en réaction à un déclic qui résonnait dans le temps. Après un moment d’hésitation, ils avancèrent d’un pas et s’évanouirent dans l’éther. Janus connaissait déjà la suite des événements, mais alors qu’il posa sa main sur la lourde porte d’acier, il dut lutter contre l’envie de les suivre et de revoir la pièce, de crier aux acteurs de modifier une ligne ou deux, d’infléchir la chorégraphie, de les pousser à quitter la scène avant de commettre l’irréparable. Son destin à elle était déjà scellé, sa vie derrière elle. Lui avait été poussé à la torturer une dernière fois avec l’innocence perverse d’un enfant. Janus griffa le métal de la porte en refermant son poing, ne réussissant qu’à faire saigner ses ongles. Son deck était déjà suspendu à sa main — il l’avait sorti sans même s’en rendre compte — et son hésitation dura un temps qui lui parut interminable.
Allait-il vraiment tout risquer pour revivre ce dont il rêvait déjà bien trop souvent ? L’Alte Nobilis était morte depuis bien longtemps, mais peut-être n’avait-elle pas laissé le sanctuaire à l’abandon. Sur un geste de frustration, Janus envoya le deck s’écraser contre le mur, répandant ses composants sur le sol. Il se laissa glisser le long de la porte, sentant vibrer au fond de lui une boule compacte au bord de la rupture ; cet amas qu’il avait enfoui, comprimé, chargé de tout ce qu’il ne laissait et ne laisserait jamais paraître. Le vieux et sa dame, ses compagnons d’infortune, tous étaient partis et pour la plupart oubliés de tous. Alors pourquoi ne le laissaient-ils donc pas en paix et hantaient encore ses songes, de couloirs en alcôves, de fuites effrénées en face-à-face désespérés ? Nuit après nuit, leurs mains avides et décharnées tentaient de faire s’écrouler, pierre après pierre, la forteresse de solitude qu’il avait construite sur leur tombe. Par crainte d’être surpris dans un sommeil sans repos au pied de la porte, l'homme finit par se traîner hors de l’édifice pour disparaître dans la ruelle qui l'y avait mené.
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Tandis qu'il reprenait avec toutes les peines du monde le chemin de son appartement, son attention fut attirée par les rires et autres effusions qui filtraient du bar qu’il fréquentait habituellement, par mascarade plus que par réel plaisir. Il s’approcha de l’entrée, incertain. Peut-être que, ce soir seulement, il pourrait laisser tomber le masque ; peut-être qu’il pourrait réellement faire la rencontre de l’autre. Car les ombres qu’il voyait à travers les fenêtres paraissaient, celles-ci, gaies et enjouées. Il posa ses doigts fébriles et encore bruns de sang séché sur la poignée. Il lui suffirait de s’exposer suffisamment, rien qu’un peu. Mais il n’y laissa finalement qu’une imperceptible trace, s’en allant vers une nouvelle nuit tourmentée, leur enviant un bonheur qu’il ne souhaitait pas.
Informations sur l'article
Chroniques d'un type ordinaire
29 Août 2018
812√
9☆
3◊
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◊ Commentaires
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Manerina~6356 (1551☆) Le 30 Août 2018
"Nuit après nuit, leurs mains avides et décharnées tentaient de faire s’écrouler, pierre après pierre, la forteresse de solitude qu’il avait construite sur leur tombe."
♥ -
Janus~51367 (90☆) Le 31 Août 2018
♥ toi-même ! -
Charybde~64993 (0☆) Le 31 Août 2018
Plait-il ?