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EDC de Janus~51367

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N° 4 : καὶ σὺ τέκνον

καὶ σὺ τέκνον
« Quelles sont vos premières impressions, notamment ce qui vous plaît le plus, personnellement, au sujet du Secteur Impérial ? » La question affichée sur l’EM avait de quoi être désarmante — tant et si bien que Janus en laissa ses doigts immobiles au-dessus du clavier du vieux deck. Certes, la question s’adressait aux « personnes au sein de » (les subtilités du latin lui échapperaient probablement jusqu’à sa mort), mais sa naïveté avait de quoi interpeller après 50 ans d’existence. Elle appelait sans aucun doute une déclaration pleine d’enthousiasme, produite par un esprit mal dégrossi.
– Je me demande ce que tu en dirais, le Vieux, dit-il à voix basse, sur le ton d’une blague compréhensible de lui seul.

Continuait-on de grandir dans notre sommeil glacé ? Peut-être que la stase, se dit Janus, ralentissait nos pensées à tel point qu’elles avaient enfin le temps de s’organiser ; oui, peut-être que notre esprit délaissait son enveloppe ici-bas pour rejoindre à nouveau la matrice originelle, fût-ce brièvement. Il se sentait revenu un adulte dans un monde d’adolescents. Dans les sphères sociales qui lui étaient accessibles, il ne voyait que pulsion de mort ; dépression et lutte antidépressive. Pouvait-on attendre autre chose des masses sorties du Centre de Clonage, enfants dans des corps de grands ? Janus avait vu son lot de crises, de conflits et de défections du fait de caprices infantiles non satisfaits. Mais l’on ne pouvait le leur reprocher qu’à demi-mot. Car la société s’était ainsi construite, privant la majeure partie de ses membres de leurs potentialités de sublimation, alors que la doctrine impérialiste l’appelait de ses vœux. L’Empereur avait-il vraiment souhaité empêcher ses enfants de devenir Père et Mère à leur tour, comme l’homme l’avait supposé par le passé ? Cela n’aurait eu de sens que s’Il était encore assis sur son trône — comment pourrait-il jouir de sa perversion dans son sommeil ? Non, cela devait être le fait des humains au pouvoir, qui avaient appris à le conserver, mais pas à le faire raisonnablement convoiter par leurs sujets. Qu’ils se soient voulus durs ou cléments, tous avaient été laxistes. Les strates sociales étaient des rouages édentés qui ne pouvaient plus s’entraîner les uns les autres efficacement, dans un sens comme dans l’autre.
En l’espace de quelques jours, Janus avait été témoin de tout ce qui résumait — il en arriverait à cette conclusion — le climat insipide qui régnait depuis bien longtemps. Un jeune barman se désespérant de ne partager la vie de personne, alors qu’il avait encore du liquide de cuve derrière l’oreille. Janus n’avait vu que trop d’êtres enfermés dans une bulle relationnelle, en dehors de laquelle ils dépérissaient, maugréaient, se désespéraient ; des murs dans les murs. Un Directeur Impérial, discutant en pleine rue avec une citoyenne, de la manière la plus enfantine, la moins formelle qui soit ; trahissant le port que sa fonction exigeait. Tout criminel qu’il fut, l’homme n’en avait pas moins toujours respecté le rang dans son adresse, même à cette farouche HD au traître accent du Sud.
Puis vint cette annonce, cette plaisanterie qui faisait office d’interview :
« Techniquement, il n’y a pas de limites. On peut être décorateur, tatoueur, prostitué, etc. N’importe qui pourra consulter la liste des travailleurs indépendants. »
– Prostitué ! avait résonné la voix de Janus dans sa petite chambre.
L’Ambassadeur comptait-il donc encourager ses sujets à se vautrer dans le stupre et la fange ? Cherchait-on maintenant ouvertement à dévier notre énergie vers la satisfaction immédiate de la chair ? Comme pour ajouter à l’insulte de l’annonce, pour la matérialiser aussitôt le vœu formulé à un mauvais génie, elle s’était approchée de lui à pas feutrés dans l’ombre du bâtiment STV.

Seule, jeune, à la fois aguicheuse et vulnérable. Une proie parfaite, avait d’abord pensé Janus. Non, un piège, s’était-il ravisé. Une main dans la mallette dissimulant son antique V4, épiant les alentours, Janus avait laissé approcher la jeune femme qui affichait une expression voulue tendre. Il ne pouvait se permettre d’avoir la gâchette trop facile, quand bien même l’hésitation se révélerait fatale. Le coup porté par la femme fut plus brûlant et corrosif qu’un tir de plasma dans les tripes ; une proposition indécente, un nom susurré comme une invitation, un effleurement jamais osé auparavant. Janus en était resté interdit, pouvant à peine énoncer son refus tant l’effort pour garder sa contenance fut coûteux. Bien après qu’elle s’en fut allée, il était encore figé, son habituel vernis de glace menaçant de rompre. Son ventre lui criait de la suivre, de lui hurler des mots que sa dignité avait toujours réprimés, de l’humilier, de la saillir en sentant sa gorge céder sous ses doigts blanchis par une rage enfouie ; de la tuer, pour s’être hasardée à réveiller d’insupportables pulsions, à décharger une énergie brute et furieuse destinée aux ambitions, à la réalisation, à l’élévation.
Mais il n’en avait rien fait, se contentant de jouer le film dans son esprit bouillonnant, immobile sous une pluie battante. Brouiller le compas moral, assujettir le Moi au Ça ; voilà ce qu’ils faisaient – avaient fait depuis des décennies. Ces Nobles d’apparat n’avaient-ils pas été pris la main dans le sac à s’abandonner à la débauche derrière leurs masques ridicules ? Comment ces satyres ne furent-ils pas relégués aux bas-fonds, privés de leur citoyenneté ?

Tout le monde avait su. Tout le monde savait encore, mais soit se laissait abuser par une piété théâtrale, soit en perdait toute ambition, tout désir, finissant par se réfugier eux aussi dans la fusion, pour rejoindre les rangs des morts éternels. Tout le monde, excepté ceux qui atteignaient le sommet et se rendaient coupables de perpétuer la trahison.

– Toi aussi tu t’es perdu, vieil enfoiré, lança Janus au vide, devant son deck sur le point de s’endormir.
« Donnez un exemple de valeur impérialiste », disait une autre question.
– Un exemple ? pensa Janus. Il n’y a qu’une seule valeur impérialiste, avait-il envie de répondre, la sublimation. L’Impérialisme n’est que sublimation.
Il joua le jeu, cependant, répondant tel qu’on l’attendait de lui. Ils pouvaient tricher, tuer son clone, confisquer ses biens, sa liberté, tenter de le corrompre, mais jamais, non, jamais ils n’auraient son désir.

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Chroniques d'un type ordinaire
20 Août 2018
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