EDC de Emmara~65020

Travailler comme serveuse, c'était la première idée qui lui avait paru bonne. Ça impliquait pouvoir être au chaud, dans un endroit où elle pourrait rencontrer des gens et surtout loin du smog qui l'aveuglait et manquait de la faire suffoquer à chaque fois. Ne plus être seule et perdue au milieu de ce patelin qui au fond lui fait un peu peur.
Ouais vraiment, bosser au Glop, ça avait été l'idée du siècle.

Le début avait été plus ou moins simple, retenir les cocktails, apprendre à en créer parfois aussi pour faire plaisir aux clients. Les habitués et les gens de passage qui se mêlent, on apprend à reconnaître les bons clients; le sourire en toutes circonstances.
Les jours s’enchaînent, les heptades aussi au rythme lent de la musique qu'elle diffuse quand elle est seule, des notes un peu mélancoliques sur lesquelles elle aime chanter.
Mais à trop chanter on en devient tête en l'air. Et elle avait écopé de ses premières marques.
L'huile encore chaude avait dessiné des dessins d'un rouge agressif sur la peau pâle de ses pieds.

"C'est le métier qui rentre."
Ou du moins c'est ce qu'elle avait essayé de se dire.
Alors elle a arrêté de chanter, elle fredonne tout bas, moins de rêveries, plus de concentration. Les jours s’enchaînent toujours, à la fois interminables et jamais assez longs.
C'est qu'elle se prend au jeu, toujours présente. Elle apprend les commandes des habitués et ses pieds toujours nus lui rappellent de toujours faire attention.
Ils ne passent pas inaperçus, certains semblent dégoûtés de les voir, d'autres ont mal pour elle.
Mais elle, elle les aime finalement ces cicatrices. Ces petits bouts d’existence qui prouvent qu'elle vieillit et qu'elle apprend.

Elle prend du galon et ne quitte toujours pas son comptoir, malgré qu'elle sache qu'une maison l'attend. Finalement ici aussi c'est devenu un peu chez elle.

Puis un jour les nouvelles ne sont pas aussi bonnes.
Le temps semble aller de travers, anesthésiant son esprit et ses émotions.
Se briser pour mieux la blesser, comme ces morceaux de verre qui lui percent les pieds.
Soirée dans le flou du smog, l'air froid du centre et la chaleur devenue presque étouffante du bar.
C'est fou comme parfois les choses peuvent sembler soudainement vides et froides.
Elle sert contre elle la batte qu'on lui a confié pendant que le doc fait les points, refermant une par une les coupures. Une marque de plus, comme pour encrer dans son corps cette soirée interminable.

Le temps reprend son cours, rependant des incendies dans les esprits usés de fatigue et de deuil.
Il semble être assassin aussi, s'écoulant paisiblement et inlassablement, un peu comme le sang qui s'écoule entre ses doigts. Elle ne peut que regarder avec une horreur touchant à la fascination morbide le corps se dissoudre sur le sol du bar.
L'apoptose. La destruction programmée des cellules lors d'un signal de la puce APM. C'est ce qu'on lui avait dit.
Elle n'aurait jamais cru que c'était aussi dégueu. La nausée a mis des heures à disparaître, le sang aussi, il lui a semblé.

Finalement la routine revient, claudiquant avec elle en attendant que ses pieds guérissent. Eux aussi semblent presque faire leur deuil, enrubannés et se rappelant à son bon souvenir à chaque pas. Le tabouret qu'elle est censée ne pas quitter semble l'incendier du regard à chaque seconde passée debout.
Mais eux aussi finissent par guérir, comme tout le monde. En enlevant les points, assise dans sa salle de bain elle se prend à imaginer pouvoir les faire un jour. Un nouveau rêve qui s'ancre dans ces nouvelles marques encore fraîches.

Les gens vont et viennent, partent et quittent le bar. Elle garde la batte accrochée à son sac, comme un mémo.

Elle regarde ses pieds, couverts de chaussures à présent, et parfois elle se demande quand sa vie est devenue trop dure pour être pied nus.
Elle sourit aux plaisanteries, rend les vannes et sautille à nouveau. Elle est à la maison, et peut-être même en famille aussi finalement.