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[R] Il avait le coeur couleur ordure



Une rue comme une autre, comme toutes les autres, comme toutes les nôtres. Sans distinction ni illusion. Il en va de même pour les silhouettes qui se pavanent ; traînent ; osent vivre en ces lieux, persuadées d'être uniques là où elles ne sont que clones. Au beau milieu de cette Cité sans rêve qui s'est un jour permise d'ouvrir la bouche pour avaler des goulées de smog sans filtre, sans digestion. Vous reprendriez bien un peu de crasse dans vos poumons ? C'est offert par la maison.
Le paysage ne donne rien à voir que des tâches grisâtres, tantôt élevées aux arrêtes tranchantes ; tantôt maigrichonnes aux courbes lisses : il n'était encore possible de différencier les bâtiments des êtres qu'à la taille de l'ombre qu'ils allongeaient au sol. Morne, si la vue laissait à désirer, l'ouïe se chargeait de fournir ce qu'il manquait pour parler de tableau vivant sans jamais laisser entendre le mot beauté. Maigre règle à suivre pour un plateau de jeu si fade. Les oreilles les plus fines pourraient saigner sans mal sous la cacophonie assassine de la ruelle, mais qu'est-ce que le sang au milieu d'un bain en son honneur ? Des cris, allant du hurlement fracassant au gémissement bestial, en passant par des ventes à la criée que plus personne ou presque n'écoutait. Paysage auditif qui dérange, qui démange, dont on ne se sépare jamais pleinement.

Qui discernerait alors, dans la cohue ambiante et le vacarme incessant, une silhouette plutôt qu'une autre ? Personne. Grand bien lui fasse, c'est ainsi que face se cache. Devanture serrée entre deux bâtiments, grise sur gris, ton sur ton. Les mérites d'un prêteur sur gage sont laissés à croire plus qu'à entendre, par l'unique feuille de papier scotchée sur un carreau d'une fenêtre de l'intérieur. Donnez un nom pour un peu d'argent, lisait-on.
Lorsque les cris sont trop agaçants pour vous ; les injures trop acerbes pour les si nouvellement venus ; qu'il n'est plus possible de faire un pas dans la rue sans finir recouvert d'ecchymoses, alors et alors seulement, l'on entre. Pour la paix, pour le salut, le calme, tous relatifs soient-ils, la porte est passée sur un tintement de cette espèce de carillon digital qui déjà hérisse le poil. Mais quelle importance ? Ici, on s'entend parler. On s'y entend d'ailleurs trop bien.
C'est ainsi que les premiers sont tombés là.
Sans joie, sans exploit, juste un hasard vicelard.


Changement de température sous toutes les coutures. Contemplez les étagères remplies de vide, les rares couleurs des meubles qui semblent si criardes lorsque l'on est accoutumé au gris. Nul n'entre ici s'il ne souhaite du repos, à ce qu'on dit. Avant que l'oeil traître au corps ne s'habitue, la curiosité humaine prend le dessus. Un vilain défaut, n'est-ce pas ? Elle n'a qu'à poser une main dans le dos, et déjà l'on avance jusqu'au comptoir. Et déjà l'on se compose une moitié de contenance, celle qui mêle la surprise impossible à camoufler et la fausse assurance de savoir ce qu'on fout là. Or, une seule personne sait ce que vous allez faire là.
« Donnez un nom pour un peu d'argent. C'est ce qu'il te faut, pas vrai ? »

Slogan, apostrophe. Publicité, accroche. L'hameçon est lancé, la pêche sera bonne, toujours. Qui refuse de se faire un peu d'argent, finalement ? Son métier, ce n'était pas prêteur sur gage, pas plus qu'il n'était un vendeur de bas étage. Son métier, ce n'était rien d'autre que vendeur de pulsions, créateur d'envies brutes. A partir du moment où vous aviez passé la porte, votre conscience ne peut en ressortir blanche, si tant est qu'elle n'était pas déjà tâchée en entrant.
La gueule du gars qui réussit, le corps du gars qui réussit violemment s'il le faut - et il le faut souvent ici bas -, le regard de celui qui a l'assurance de toujours réussir. Et pour vous, l'archétype de la silhouette que vous auriez préféré ne jamais croiser mais, puisque vous êtes si malchanceux, mieux vaut certainement ne pas le froisser. N'est-ce pas ?
« Vous donner un nom... ? »

Malheureux, on ne pose pas de questions ici pour faire la conversation. On ne gagne pas de temps pour fuir, on ne gagne pas grand chose si ce n'est quelques crédits, sans effort. Il lui suffit d'entendre la question posée pour savoir qu'aujourd'hui sera son jour de chance, vous allez le combler. Qu'y a-t-il de plus simple que donner un nom ? Donnez-le au hasard si vous le souhaitez ; prenez le nom d'un faible qui vous a mal regardé ; choisissez celui d'un ennemi parmi tant d'autres ; piochez dans ceux qui vous ont fait du tort, et tant pis si tout ce que vous trouvez c'est cette fille qui n'a pas voulu vous suivre dans la ruelle d'à côté. Peu lui importe, mais donnez un nom.
Et sous son regard, enrobé de sa voix qui vous brûle, chacun sait que vous choisirez de faire cesser la brûlure.
Vous lui donnerez le premier nom qui vous vient.


Soudainement l'étau se desserre sur votre coeur, la peur part en fumée pour vous étouffer la gorge. Liberté retrouvée, jamais autant chérie, c'est la main trop petite et la somme trop grande pour si peu que la ruelle est reconquise en hâte. Avant que ces crédits au fond d'une poche trouée ne deviennent trop lourds ; avant que la prise de conscience ne se fasse trop violente ; avant de voir bien en face sur qui l'étau est allé se resserrer.
Que la population agitée se rassure ! Il n'est point d'innocence. Dans ce quartier que même les agents de l'Ordre ne se risquent pas à fouler du pied sous peine de ne pouvoir en sortir qu'en rampant, la chance est infime de finir chez le Prêteur sur gage sans une bonne raison. Et la rue est pavée de bonnes raisons.
Il ne faut jamais bien longtemps pour comprendre que la rue vit au rythme des battements de coeur du Prêteur sur gage, à supposer qu'il en ait un. Le spectacle se regarde toujours de loin avec cette pointe de fascination malsaine, de près avec cette crainte palpable. Il n'y a que lorsqu'il sort par la porte de devant que les cris se tassent juste un instant. L'annonce est simple, silencieuse : durant ce bref moment de silence presque pur, chacun sait que la Violence sort ce soir. Et qu'Elle compte profiter de sa soirée jusqu'à l'aube.
Au milieu des hurlements qui reprennent, les oreilles les plus fines qui n'auront pas encore saigné percevront les basses prières, les murmures pieux, les espoirs tués. Pas chez moi, Ô Cirius, pas chez moi. Soyez meilleur sur l'éternité qui est la vôtre, peut-être alors vous entendra-t-il. Ne reste qu'à attendre la lumière blafarde des lampadaires pour que le spectacle se termine derrière le rideau.

Dans le quartier, personne n'est dupe. Il est impossible de dire que le Prêteur a du sang sur les mains, tant on ne voit plus la couleur de sa peau derrière le liquide vermeil. Non, personne n'est dupe, et malgré le vacarme, personne n'est sourd : chacun sait que la Douleur hurle toujours plus fort que tout. Alors les ruelles effarouchées se drapent de silence sous l'ordre implicite de ses habitants. De peur d'attirer la bête et sa haine, de sorte à assouvir l'appétence malsaine, qu'importe la raison tant qu'il s'agit de la nuit du Nom. Et comme toutes ces soirées improvisées, elle aurait le même thème imposé.
Ce n'est pas un duel, ni règle ni honneur, aucun espoir d'armes égales, il n'est qu'une seule ligne sur le contrat avec le diable : Souffrance jusqu'à la lie. Et Hujan sait que la lie est loin lorsqu'il s'agit du Prêteur. Alors, dans la pesanteur du smog, enveloppé des souffles des respirations qui préféreraient se taire, souffrance prend forme. Les os craquent et se fendent, le sang gicle et se répand, les cris inondent et s'entrechoquent. Les suppliques sont bafouillées d'une mâchoire déformée, les mains qui espéraient se lier pour implorer sont tordues en des angles incongrus, le corps devient la toile lamentable du pire artiste de la Cité. Rouge jusqu'au bout, il ne reste jamais la moindre parcelle vierge sur ce tableau d'infortune.
Le corps retombe au sol, le sol retrouve le corps, l'agencement n'est jamais clair. Ce n'est qu'une fois qu'il est peint de la haine à peine assouvie que tout prend fin. Mort ou cuve, il n'en a cure. A-t-il réellement payé ses propres services, ou s'est-il offert un jouet périssable ? Dans ce qu'il reste de la scène macabre, il se charge de piller sans sourciller. C'est ainsi que l'on paie d'autres noms, qu'il assouvit d'autres envies.

La justice est un mot qui n'existe pas dans ce quartier, il a été banni du vocabulaire de ses rues voilà si longtemps. Alors lorsqu'on en parle, on la déforme, on la tire par les coins, on l'étire avec soin. Justice n'existe pas, mais elle se conjugue : c'est ainsi que dans le quartier on se fait justice, de préférence à plusieurs. Voilà bien la seule chose qui pouvait sonner le glas du Prêteur. Aucune ruse pour vaincre le monstre des rues, la solution s'est trouvée dans le nombre. Tôt ou tard, les tyrans tombent, et la foule a préféré écraser celui-ci pour être certaine de ne plus jamais le revoir.
Il fallut du temps à l'éternité pour que chacun se rende compte que plus d'innocents relatifs que de coupables d'horreur ornaient le tableau des victimes. Il fallut bien plus de temps encore pour faire naître l'audace dans les coeurs, jusqu'à ce que de l'horreur naisse la rancoeur, arrosée si patiemment par la fameuse goutte qui fait déborder les vases. Un Nom à la dérobée, qu'avait-il fait d'autre que demander un peu d'argent à la volée pour se nourrir, un peu insistant, un peu mendiant ? Victime de trop, malheureux Nemo.

Les âmes échauffées se rassemblèrent, et si sous la pluie il fut bien difficile d'y mettre le feu, ils mirent au moins du sang au sein de l'établissement du Prêteur. Ils ne devaient rien en rester, pas une seule latte de parquet, pas un seul souvenir morbide, surtout pas un seul battement de coeur de son propriétaire. Sous leur nombre, la haine pu trouver son multiplicateur, le Prêteur un adversaire dont le conglomérat le rendit à sa taille. Jusqu'à ce qu'il découvre lui-même la dureté du sol.
Les rôles furent ainsi échangés, l'espace de quelques instants que l'éternité nommerait poussière, que l'Humanité nommerait infini. Ils trouvèrent dans sa souffrance le même plaisir avec lequel il s'abreuvait si souvent, à tel point qu'ils insistaient pour avoir leur dose de violence, jusqu'à son apogée. D'un commun accord, rage sourde et folie furieuse s'allièrent : ils le tuèrent à jamais, de sa puce éclatée.

« Et on a épinglé sur la porte son coeur, pour en voir la couleur.
La Folie pouvait sourire d'être satisfaite sous les âmes défaites.
Ce n'était pas un être pur, et lorsque son corps devint dur,
Tous virent alors qu'il avait le coeur couleur ordure.


Mais pas un n'osa se demander s'il était le seul à en être doté. »



Spoiler (Afficher)
Récit totalement inventé par la rouge, qu'il serait possible de trouver au fin fond d'un carnet, lui-même au fin fond d'un sac, lui-même au fin fond... Bref, vous avez compris.
C'est très très long, absolument pas réjouissant, JE SAIS. Ca change beaucoup, je prends volontiers vos petits avis si personne ne s'étripe.
Passez quand même tous de bonnes fêtes, prenez soin de vous, toussa ♥
Crédits image

Informations sur l'article

Imagination
29 Décembre 2020
817√  40 2

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◊ Commentaires

  • Aexe (121☆) Le 29 Décembre 2020
    "Et la rue est pavée de bonnes raisons."
  • BB_24 (270☆) Le 31 Décembre 2020
    « La Folie pouvait sourire d'être satisfaite sous les âmes défaites. »