EDC de Callian~48825

Elle fixait le miroir dégueulasse de la salle de bain depuis ce qui semblait être une éternité. C'était à la fois comme un rêve éveillé et une sorte d'interrogation. Dans ses yeux bleus, rien, ou peut-être juste l'envie d'être ailleurs, très loin de cet appartement miteux qu'on venait de lui assigner. Son père lui avait bien dit qu'elle n'était pas obligée de loger dans des conditions aussi sordides. Qu'il suffisait qu'il demande à son frère, Lelland, de faire le nécessaire pour qu'elle ait une de ces domus, tous frais payés, par l'Empire. Mais Callian souhaitait se faire aussi discrète que possible. Hormis le chef, personne ne connaissait sa famille et le milieu doré d'où elle était issue. Elle avait une telle admiration pour le SSV depuis son plus jeune âge. Pas question de se griller en passant pour une bourge. Qui plus était, on venait de lui annoncer qu'elle ferait équipe avec Cullen Rutherford, l'agent qui avait permis à la prise d'otage de Meadtown de ne pas dégénérer en bain de sang. Celui qui avait su accéder au grade de Templier. Alors jeune fille, elle suivait les tribulations de Rutherford, de 8 ans son aîné, avec appétit. Non seulement il s'agissait d'un agent fringant mais on disait qu'il avait des prédispositions quant au maniement du Châtiment Spirituel et peu de personnes avaient cela dans le sang. Elle n'était pas du genre à annuler la magie. Bien au contraire, elle savait l'amplifier et la catalyser dans l'arme en forme de bâton qu'on nommait Lance Assaillant. Et, encore jeune, elle savait que quelqu'un comme Rutherford aurait pu en un seul coup et sans effort, annuler son pouvoir. La Lance ne redevenant qu'un objet de métal entre ses doigts.

Dans la famille Amnell, avoir un mage aussi doué, c'était une fierté sans nom. Car les elfes tenaient l'Empire avec force pouvoirs, qu'ils soient politiques ou hérités du voile, ce qui séparait les organiques des IA contrôles. On disait qu'un mage suffisamment doué saurait percer le voile un jour, et dicter aux IA sa volonté. C'était bien entendu une sorte de fable. Personne n'avait jamais traversé le voile... Ou peut-être lorsque les anciens elfes étaient encore de ce monde et que l'Empire n'avait pas été fondé.

Callian était donc une elfe douée de magie, un cas plutôt rare. Le pouvoir des elfes s'amenuisait de jour en jour et les humains étaient à présent les garants de l'ordre, via les armes et leur technologie. Chacun savait que ce n'était qu'une question de temps pour que le pouvoir de l'Imperium, l'ambassade impériale, tombe entre les mains des humains. Et si certains magister elfes s'offusquaient d'un tel glissement du pouvoir, d'autres voyaient sagement les choses évoluer sans essayer d'inverser ce qui leur semblait tout bonnement inéluctable.

Toutes ces intrigues de cour, Callian souhaitait s'en tenir la plus éloignée possible. Alors pas question de faire appel à Lelland, ni à son père. Elle saurait faire ses preuves, comme à l'école des officiers. Alors, ses yeux consentirent enfin à quitter son reflet et elle abandonna le miroir de la salle de bain en se retournant pour s'apprêter à retrouver la rue et sa sempiternelle pluie.

Il lui suffisait de peu pour s'en protéger. Une légère barrière, érigée en détournant le voile et elle pouvait sortir sans qu'aucune goutte ne la frôla. Mais elle ne souhaitait pas faire appel à ses pouvoirs en pleine rue, alors qu'elle était si peu familière du quartier de Park Row. Ici, au nez et à la barbe du SSV, on vendait toute sorte de produits illicites. On eut pu croire qu'il s'agissait là de folie, mais chacun savait que les agents, particulièrement humains, faisaient usage de produits en tout genre permettant d'augmenter leurs aptitudes naturelles. Des augmentations illégales aux drogues à injecter, on trouvait de tout. Lorsqu'elle passa, enrubannée dans son trench-coat, ses cheveux noirs dissimulés par une capuche, un vendeur lui proposa du Mirage, souvent consommé dernièrement car beaucoup moins cher que le Lyrium utilisé par les anciennes unités du SSV. Officiellement le SSV ne faisait plus usage du Lyrium. On s'était aperçu que les Templiers, unités d'élite s'il en était, sous cette drogue aux couleurs bleutées, avaient tendance à rapidement perdre la notion du temps et des limites. Plusieurs bavures avaient eu raison des vieilles techniques. Le Mirage était jugé plus doux bien que demeurant dangereux. Elle fit non de la main avant de presser le pas pour rejoindre le poste central du SSV.

Cela grouillait de monde là-dedans. Humains, orcs, gnolls et elfes cohabitaient, bon gré, mal gré, pour faire du SSV la garde civile de l'Empire, bigarrée mais efficace. Les Templiers étaient stationnés au nord de la ville, si bien qu'elle avait été surprise d'être appelée ici alors qu'elle allait faire équipe avec Rutherford. C'eut été trop beau, se disait-elle, d'être intégrée directement au corps des templiers. Lorsque le chef, un gnoll plutôt patibulaire, la reçut pour lui montrer son bureau, ainsi que pour faire éditer son badge flambant neuf, elle lui posa la question. Le chef rit jaune un instant, ce qui sur le visage léonin d'un gnoll foutait vraiment la frousse :

"Ça fait longtemps que vous vous êtes renseignée sur Rutherford ?"

Il fallait dire qu'elle avait un peu perdu sa fan-attitude de jadis en intégrant l'école des officiers.

"Pourquoi ?"

Il secoua la tête puis haussa les épaules, tout en indiquant la rue en face du poste.

"Oh vous verrez bien. Vous le trouverez au Squirrel's Tail."

C'est donc avec moult interrogations en tête qu'elle passa le seuil du bar où l'on jouait un tube de rock-métal du moment. Elle ne put s'empêcher de le fredonner lorsqu'elle aperçut la silhouette de l'agent Rutherford. Son coeur tressauta légèrement. Rencontrer son idole n'était guère donné à tout le monde. Elle plissa ses yeux pour reconnaître, sur l'épaulette de l'agent, l'insigne caractéristique des Templiers, une sorte d'épée enflammée au milieu d'un bouclier, mais elle ne la vit pas. Peut-être ne l'arborait-il pas, bien que ce détail fut bizarre. Elle posa alors sa main sur son épaule, et il réagit aussitôt, se raidissant et semblant vouloir riposter. Ses mouvements étaient lourds, trop peu assurés pour quelqu'un qui est en pleine possession de ses moyens. Elle haussa un sourcil avant de dire, toute en zyeutant dans la direction du verre de whisky qui gisait désespérément vide sur le comptoir devant lui :

"On m'avait dit que vous seriez là. On ne m'avait pas dit dans quel état."

Quelque part, elle se sentait un peu déçue. Il était censé être Cullen Rutherford, Sous-Capitaine des Templiers, pas un pilier de bar. Il semblait regarder les oreilles qui pointaient sous ses cheveux noirs et elle en fut presque offusquée. Ça ne se faisait pas regarder les oreilles des gens ainsi.

"Hum bonjour, je suis..."

Il la coupa, dédaigneusement lui sembla-t-il, avant de lui répondre "Je sais très bien qui vous êtes. Barrez-vous."

Que... Comment ? Il avait un toupet celui-là. En une seule phrase ornée de son attitude désagréable, il venait de sérieusement ébrécher le mythe nourri par la jeunesse très imaginative de Callian. C'était ça le sous-capitaine Rutherford ? "Écoutez, sous-capitaine...", commença-t-elle du ton conciliant dont sa mère usait avec son père lorsqu'il était question d'argumenter. Mais lorsqu'elle prononça son grade, la figure déjà austère de Rutherford se rembrunit et elle cessa immédiatement, comme s'il venait de lui intimer de se taire. Elle l'avait sentie, jusque dans le voile autour d'elle, cette tension si caractéristique du Châtiment. Un Templier de seconde zone lui avait fait cela une fois, lors d'un entrainement à l'école des officiers, mais ça n'avait rien à voir avec la sensation désagréable d'être bâillonnée de l'intérieur. Elle frémit, pas douloureusement, mais plutôt comme si elle était soudain glacée.

"J'ai senti que vous étiez une foutue mage dès que vous êtes entrée. Décidément, je suis servi."

Malgré la froideur de ses paroles, elle sentit aussitôt le Châtiment s'évaporer et elle retrouva plus fière allure. Il la scrutait, toujours depuis son tabouret, dans son cosmopolitain réglementaire, mais elle vit dans son regard plus qu'une simple boutade. De l'inquiétude peut-être... Avait-il fait usage de son pouvoir sans le vouloir véritablement ? Elle n'eut pas le coeur de poser la question, suffisamment vexée pour ne pas être aimable pour la prochaine demie-heure. Elle prit place à côté de lui, sans qu'il l'y invita, et commanda un Impérial Sec, alcool plus sucré que le Whisky qu'il reprit. Il ne le regarda pas de nouveau lorsqu'il lâcha, assez bas, comme exténué : "Alors vous êtes ma nouvelle collègue n'est-ce pas ?".

Elle acquiesça tout en fronçant les sourcils. Qu'est-ce qui lui avait pris de commander cette boisson du diable ? Elle détestait l'Impérial Sec. Elle se força en prenant une gorgée et elle sut immédiatement qu'il avait remarqué qu'elle se forçait. Elle choisit de ne pas faire de commentaire, se sentant déjà suffisamment ridicule.

"Vous êtes toujours aussi perspicace ?"

Il ne devait pas s'attendre à ce qu'elle soit une personne ironique. Il plissa un instant des yeux tandis qu'il tournait son visage vers elle. Elle lui retourna à peu près la même expression et la conversation s'arrêta net. Elle finit sa boisson, tout du moins n'en laissa pas plus de la moitié puis regagna son logement avec l'impression qu'elle avait beaucoup de retard au sujet de la vie de Cullen Rutherford.