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[04] Marche de l'Humanité

Entrée A4 | Galibran, poste de contrôle du complexe des Goradryn - 6/311.4


Troisième journée hors du confort décadent de nos processus d’apoptose post-mortem; aujourd'hui, nous ressentons les premières difficultés, de celles qui nous échappaient encore cependant que nous étions plongés, tout entiers, dans l'excitation de la nouveauté, insensibles à la douleur, insensibles à la faim, insensibles à l'abattement. Il m’apparaît que j'avais très tôt compris que ma situation d'officier dans ce bataillon allait être celui d'un thérapeute de terrain, quoique j'ai toujours cultivé un certain mépris pour ce milieu académique, ce temple de science approximative où se bousculent les faux prophètes. Me vient à l'esprit un souvenir de Marran, dont je peine a dire s'il est lointain ou récent, dans lequel, pour duper notre ennui, j'avais mené une conquête à se jouer d'une psychologue assermentée, formée à la thérapie de couple. Je ne m'attarderai pas ici sur le contenu de notre entretien -des plus grand-guignolesques-, car j'ignore si je serai en mesure de quitter ces digressions vers lesquelles s'égare mon esprit cette nuit, bercé par le doux chuintement de l'eau qui s'infiltre dans la grotte, non loin. Si chacun de nous fait face à son anxiété par des moyens qui lui sont propres et uniques, il était prédictible que c'est en m'emmurant dans le passé immuable, dans ces archives mentales que j'ai soigneusement compilé, que j'allais panser la mienne. On ne quitte pas sa nature aussi facilement. Soit, reprenons; je n'avais rien d'un authentique thérapeute pour ce second bataillon de marche, mais en dépit de ces lacunes universitaires, j'étais profondément convaincu de la valeur de chacun de nos compagnons. Il n'en était pas un seul sur lequel Alastor ne m'avait pas demandé avis préliminaire -si ce n'est Ragron, le vieux compagnon de Hoblet-, et je m'étais porté garant de chacun d'eux pour leurs qualités intrinsèques.

Mergo Korskarn était un vétéran inébranlable sur lequel se brisaient les tempêtes, un monolithe qui ne rompait pas malgré les épreuves et la déconsidération, et ne faisait jamais la moindre concession sur son propre code moral; en cela, il était d'une fiabilité rare, et d'une loyauté sur laquelle nous nous devions tous de prendre exemple. Flip était terriblement malin, mais cette vivacité d'esprit ne s'égarait jamais dans le chaos et l'ubris démesuré; de plus, je le tenais pour l'un des plus compétents de Marran -sinon de Dreadcast !- dans son domaine; par son pas léger, ses mouvements assurés et son instinct aiguisé, il était un éclaireur-né. Ulsgühr était fort, franc, et incapable du duplicité. Je craignais l'imprévisible déchainement de ses élans sanguins au coeur des affrontements, qui n'étaient pas sans rappeler le tempérament libre de Ragron, mais il me fallait reconnaître sa détermination et son habilité à se confronter, corps contre corps, à l'adversité, sans hésitation ni sans considération pour sa forme ou sa nature. Texhany était entière, empathique et talentueuse. Une personnalité rare, abandonnée au don de soi, que peinaient a égaler sa curiosité naturelle et sa prudence lorsqu'il s'agissait de nous maintenir en vie; en plusieurs occasions, j'en suis convaincu, son savoir-faire et son contrôle précis des drones nous ont évités de périlleuses situations. Sindavia n'était peut-être pas le plus loyal et le plus honnête de nos compagnons, mais elle était d'une efficacité redoutable sur le plan tactique et il ne se passait pas un cycle sans qu'elle ne démontre, avec un brio certain, son expérience, acquise par de longues années de conscription aux sein des milices de Marran. Mieux; malgré les succès éclatants, elle doutait encore, et cherchait continuellement a se perfectionner. Le duc Tarvitz avait un comportement parfois chaotique, mais il était un authentique aventurier dans l'âme. Un vieil homme qui parvenait encore à s'amuser du monde, comme si les années l'avaient, peu à peu, détaché de la scène de spectacle et son cortège de comédiens pour le mettre dans le rang des publics. Il avait vécu, il avait vu, et sa résilience était une qualité dont peu pouvaient s'enorgueillir; les avaries glissaient sur lui comme l'eau sur un parapactum. Je lui devais, par ailleurs, de m'avoir physiquement préparé à cette plongée dans le coeur de Galibran. Djoogo, enfin, était sans doute l'un des expéditionnaires que je connaissais le moins, mais tout en lui trahissait un fantassin par essence; sa posture continuellement prête à l'action, son esprit projeté sur les objectifs a atteindre, sa certitude face à la mort, qu'il assénerait promptement ou accepterait sans détour. Sitôt rencontré, au soir de son entretien, j'avais deviné en lui un guerrier rapide, efficace et mortel, et Alastor ne s'y était pas trompé. En somme, pour chacun d'eux, j'avais une confiance totale pour mener nos objectifs à bien.

Et alors que la silhouette brisée de notre fantassin gnoll se trouve là, allongée devant moi, le thorax peinant à se soulever sous son souffle souffreteux et l'abdomen percé d'un impact sordide, où s'agglomèrent en un bouillon sinistre ce sombre mélange de sang, de poil et d'os, j'en viens à me demander si je serais capable de faire face au pire avec dignité. Capable d'assumer la mort de l'un d'eux, et son inéluctable disparition de la surface de Kepler. Capable de les laisser être oubliés, comme ces figures, diffuses comme le smog, que les contemporains d'alors ont pleurés, le temps d'un bref deuil, avant d'en perdre jusqu'au nom et au sacrifice. Combien de Sodome ? Combien de Watari ? Combien d'autres encore, que pas même moi, l'archiviste, je ne parviens plus à me remémorer, tant nous avons appris à nous complaire dans le simulacre d'éternité et le droit à l'oubli ? Ce même droit érigé en vertu cardinale par Marran, sous l'égide du pardon impérial. Kepler... Je crains que Djoogo ne passe pas la nuit, et la culpabilité me ronge. Puissent ces quelques lignes immortaliser leur souvenir, si le pire devait advenir, car c'est aux mains du sort que je laisse ici ma mémoire, au creux de ce petit Smart'Com griffé que m'avait naguère remit Asajj.

La journée avait été pourtant rondement menée; il me serait difficile d’affirmer qu'elle a été paisible, car il est impossible, en Galibran, de s'oublier aux joies des sinécures. Il n'est pas de cycle sans traque, sans affrontement, sans risque. J'avais pourtant le sentiment que, contre vent et smog, nous parvenions à garder le contrôle, à nous dessiner une place naturelle dans cette étrange région. Nous avions dormi jusque tard, épuisés par notre affrontement de la veille contre la manticore, et la fuite précipitée des deux pragars. Si les pilules de Mergo offraient à nos corps l'essentiel des nutriments dont nous avions besoin, nos estomacs demeuraient vexés par l'absence d'une nourriture plus consistante, et c'est avec des crampes stomacales que nous nous levions. Ma première observation fut le retour d'Ulsgühr, qui nous avait rejoint dans la nuit et ronflait bruyamment; j'allais apprendre plus tard qu'il avait de bonnes raisons d'être terrassé, car c'est sur les traces de Ragron qu'il avait couru, des cycles durant. Ce dernier était par ailleurs absent, quoique que je ne m'inquiétais pas outre mesure de ne pas le savoir dans les environs, car cet Orc avait du mal a tenir en place. Nous devions être alors aux alentours de 14:00, car moins d'un cycle plus tard, nos appareils de communication, restés muets et insensibles aux réseaux secrets qui demeuraient encore en ces territoires abandonnées de la main humaine, se mirent à vibrer de concert, accusant réception d'un message collectif.

Enregistrement audio : Ignis
Hoï ! Bieeeenvenue à Galibran ! Je suis Nikolas. Votre plus fidèle pote, votre hôte ! Vous êtes dans mon secteur.. Mais qu'est-ce que vous branlez ici à Galibran ? Vous vous faites chier ? Savez pas quoi faire ? Attention si t'es un gros branleur, va te jeter dans le cratère. Si t'es un généticien, un scientifique, même barge comme une assiette, tu m'intéresses.. Si tu sais fermer ta gueule, ouep ! Et si t'es une nana trop canon, je cherche des jolis culs pour mon bar. Si t'es une elfe.. Hmpfr. Pose pas de question et aventure toi au centre de Galibran.. Je viendrai te cueillir ! Soyez les bienvenus dans les ruines de Galibran !"

Ignis Calver. Trois mots pour le définir : primonatif, contrebandier, esclavagiste. Nous étions quelques uns a avoir été sur sa piste, ces années passées, et ce depuis son retour éclatant en Orion, se confrontant ouvertement à la faction de Meris Baltar. Son installation récente en Galibran, si elle n'était pas de notoriété publique, n'était toutefois plus entièrement confidentielle, et plusieurs de nos compagnons avaient suggérés une connexion étroite entre lui et nos objectifs, sur la seule base de leur proximité spatiale; quand à moi, je voyais la ficelle comme bien trop grosse, et me refusais à jeter un hatif pont de déduction entre ce magnat des ombres et un prédateur au génôme humain. Après tout, aux antipodes de son mycétique frère, Ignis n'avait rien d'un homme de science et de savoir, car seuls le motivaient encore les crédits sonnants et trébuchants, et un certain goût pour le luxe clinquant, ostensible. La fin de la journée, cependant, allait m'apprendre, cuisante, que le monde est un troll aux goûts simples, et qu'il se contente volontiers des scenarii les plus prévisibles.

Alastor se levait avec une forme remarquable, précédant de peu mon éveil, cependant que j'échangeais avec Tex et Mergo sur les évènements de la veille, et ce sentiment pénible de sentir son estomac se contracter de faim, en dépit des compléments absorbés. J'étais alors inquiet de l'état douteux de mon plastron, où avaient achevés de sécher les fluides noirs de la manticore que nous avions abattu durant notre traversée de la jungle du Nord-Galibran. J'empestais -et empeste encore, je le crains, quoique mon groin s'y est accoutumé- le sang, et craignais qu'un nouveau prédateur ne se sentent sur la piste de quelques proies blessées, et ne s'élance au travers d'une chasse facile; je me promettais silencieusement de redoubler de prudence, sitôt notre marche pour le Sud reprise. A peine avions-nous informés le vieux primonatif de la piteuse situation de nos estomacs vexés que celui-ci se mit en tête de rabattre sur nous un plumolus, nous intimant de préparer un piège. Je m'en remettais tout entier aux compétences de Korskarn; en effet, je ne crois pas me souvenir avoir jamais participé aux opérations de guérilla urbaine qui faisaient rage en Orion, lorsque l'envahissaient les milices marranites, et le secret des trappes et des mécanismes de mort sournoise m'étaient parfaitement inconnus. Je réalise ce soir qu'il me faudra étudier ce point à mon retour, car je ressentais alors le poids malaisé de mes lacunes, et l'incompétence de ces mains malhabiles. Aussi me contentais-je de rester solidement campé à la fenêtre de notre retraite, guettant à l'Ouest la silhouette de notre commandant s'estomper dans le brouillard terne des premiers cycles galibrans, tandis que Tex et le dignitaire déchu s'efforçaient de songer à une manière d'abattre promptement et efficacement un lourd volatile élancé sur notre territoire éphémère; c'est sous le regard réprobateur de Sindavia Hominem qu'ils opéraient, dont les yeux encore embués par son éveil soudain semblaient nous reprocher d'avoir laisser le vieux Hoblet prendre départ sans escorte. J'aurais aimé valoriser ici ma prudence et mon instinct orcin, car j'allais bientôt nous éviter quelques curieuses rencontres, mais il n'est d'authentique gloire sans péril, et il faut me rendre ainsi à l'évidence; ce n'est que sous le couvert d'une chance insolente que j'interrompais les protestations de l'elfe pâle. En effet, cependant qu'achevait de disparaître Alastor à mes sens imparfaits, je voyais soudainement se dessiner, sous la même latitude, une forme que je jurerai humanoïde à travers le rideau grisâtre de l'horizon. Le temps et l'excitation me brouille peut-être ici la mémoire, mais j'avais alors la curieuse sensation qu'en dépit de sa distance, cet intrus surpris avait braqué son regard dans ma direction, tandis qu’émanaient de ses contours flous une fine lueur vermeille. Un laser ! La surprise passée, j'intimais à la compagnie de se mettre à couvert, roulant derrière l'encadrement de la baie crevée. Kepler, c'était désormais une certitude : dans les ruines du cœur capitaliste de Galibran, nous n'étions pas seuls. Je sentais battre en moi la frustration profonde d'être pisté, d'ignorer la présence et la nature d'un traqueur qui, lui, ne semblait rien ignorer de nous, surprenant notre bataillon aussitôt que s'en éloignait son plus redoutable guerrier. Le rôle de victime m'épuisait, et j'étais convaincu que dans cette situation, la meilleure des défenses était encore l'attaque.

Enregistrement audio : Sindavia & Akjus
"C'est encore là."

"Sindavia. On peut tenter de le surprendre, si Full et toi nous couvrez."

"On ne sait pas si les pragars sont toujours dans le coin, ni si c'est tout seul. Et à la distance, je ne suis pas sûre que mes tirs fassent mouche."

Mycochoux-blanc, donc. Me traversait l'esprit un désir impérieux de ne plus répondre davantage à Sindavia, de douter de son jugement, de m'élancer au travers des ruines jusqu'à la rencontre, hostile ou apaisée, de ce qui occupait ces rues avant nous, et avait été peut-être la victime de la traque des pragars durant la veille. Plus encore, d'obtenir des réponses, et de préserver l'illusion qu'en dépit de notre inexpérience flagrante, nous pouvions assurer une maîtrise illusoire sur notre environnement, condition bien précaire d'un moral demeuré élevé parmi le bataillon. La mâchoire serrée, je m'efforçais de me contraindre à la discipline, tandis que notre compagnon médical jetait benoîtement de furtifs regards au travers des ruelles, comme une proie terrée dans un terrier sans issue priant pour que passe le danger, que s'éteigne la tempête. Un drone flottant fit son apparition devant nos yeux stupéfiés, balayant notre campement d'un large rayon rougeâtre avant de reprendre plus loin sa route, et bien que nous tapîmes autant que le permettaient nos corps en des angles impossibles, j'ai l’intime conviction que nous avions été analysés, sans peine ni difficulté; la silhouette avait disparue de notre champ de vision, et déjà les questions fusaient.

Enregistrement audio : Sindavia, Akjus & Alastor
"Quelque chose nous cherche, et vu le com' de ce matin, ça m'étonnerait pas que ce soit des troupes d'Ignis."

"Pas sur. Mais on ne le saura pas avant de les avoir croiser pour de bon."

"Une autre idée sur ce que ça pourrait être alors ?"

"Des samus d'Emperor ? Ou une unité liée au complèxe ?"

"Et bien... Vous semblez sous tension."

"KEP- !"

Le visage marqué par le temps du vieux primonatif venait soudainement de refaire son apparition dans l'escalier qui donnait sur notre bivouac; obnubilé par l'apparition fantomatique de ce porteur de drone, j'avais été surpris par le retour d'Hoblet, revenu presque bredouille de sa chasse aux vivres. Seuls reposaient, fermement empaquetés sous son bras, quelques biscuits antédiluviens, découverts fortuitement au détour de quelques ruines effondrées. Personne ne fit la moindre remarque quand à sa chasse infructueuse; les uns étaient encore focalisés sur notre mystérieuse visite, les autres étaient bien trop respectueux pour mettre en lumière cet échec. Et tous se tendirent à la suite de notre échange avec Alastor.

Enregistrement audio : Sindavia, Alastor & Akjus
"Quelque chose nous a repéré."

"Quelque chose ? Les rues sont désertes, bataillon."

"Non, non. Un robot est même venu scanner la pièce. Et il y avait une silhouette humanoïde avec des faisceaux lumineux rouges à la place des yeux."

"Je me tromperai vis à vis de l'emprise d'Ignis sur Galibran ? J'ai quelques doutes au fait qu'il soit si bien équipé. C'est un opportuniste, un brigand, mais de là à être si bien équipé et influent, j’émets des doutes. D'où venait cette lueur ?"

"Plus loin, dans la rue. Je regardais dans votre direction, pendant que vous vous éloigniez. Vous avez disparu dans le smog. Et soudain, il y avait cette silhouette. Fixe. Elle semblait regarder vers nous."

"'J'ai entendu quelques rumeurs à propos de fantômes depuis quelques années. Rumeurs sordides. Certains disent que ça vient du Nexus."

Nexus. Quoique privilégié par la détention de documents accrédités épars, qui évoquaient à demi-mot le neuvième secteur, j'ignore beaucoup de ce territoire honni de tous. Une archive oubliée m'avait apprit autrefois qu'il était le fief d'une puissante intelligence artificielle, de celles qui régissent des secteurs entiers, que l'auteur disait alors emportée par la folie, et hors-de-contrôle. Cette même source indiquait qu'en son sein étaient enfantées des hordes grouillantes de monitorés, ces esclaves entièrement dévoués à l’exécution de tâches précises, dont l'hostile violence était à la mesure de la démence de leur créatrice. D'autres sources suggéraient la présence d'une étrange espèce hybride dans le Nexus, à la lisière des sphères animales et végétales, et dont la nature étrange m'avait -peut-être trop hâtivement- conduit a les rapprocher de Hector Calver, lui-même devenu une monstrueuse chimère avec ces mycètes qu'il affectionnait tant. Ce second frère Calver, cependant, occupe, aux dernières nouvelles, un terrarium bâti au Nord de la cité, bien loin du neuvième secteur. J'ai, enfin, en mémoire un échange lointain avec une personnalité politique de Marran, cependant que nous évoquions, dans le confort d'un entretien secret, Ahambar Collin et les troupes unies sous son égide; mon interlocuteur m'avait alors indiqué, quoique par trop prudent sur les informations qu'il me concédait au compte-goutte, que ce mystérieux chef de faction s'évertuait à bloquer la progression de Nexus, scellant le huitième secteur avec le soutien des gnolls, et des déserteurs fédérés. En somme, même des autochtones comme Alastor semblaient encore tout ignorer de ces terres, et des sombres desseins qui s'y trament. Seule m'apparaissait une certitude, claire et éloquente : si cette silhouette rapide et organisée était effectivement un produit du neuvième secteur, alors peut-être devions-nous remettre en cause la folie présumée de sa déité matricielle.

Contactant péniblement Ragron sur un antique modèle de communicateur, dont il nous confessait qu'il s'agissait d'un cadeau de Cirius lui-même, Alastor ordonna à notre compagnie de reformer le rang, prêt à reprendre la route, et laisser ce territoire de gravas derrière nous. Nous quittâmes la sécurité relative de nos pénates, les cerveaux gorgés de nouvelles questions; déjà, l'annonce d'Ignis me semblait bien lointaine, et j'avais même oublié jusqu'à l'existence de ce trublion tapageur. Il m'est rapidement apparu que nous avions bien progressé depuis la veille, car au Sud du quartier d'affaire se dessinait la silhouette massive d'immenses murailles, réponses éclatantes à une question qui me taraudait depuis plus d'une décennie : si les enceintes intérieures de la Cité avaient censément été érigées entre la seconde et la troisième ère -et la présence du magmatique système de défense entre Orion et Galibran semblait abonder dans ce sens-, en un éon où le Commun sommeillait en cuve de cryonie, leurs mystérieuses mains bâtisseuses avaient a priori prit soin de ceinturer bien plus que les secteurs 01 et 03. Quel pouvait bien être l'intérêt de sceller d'une formidable enceinte les sections 05, 07 et 09, supposées alors sans vie à l'aube de l'année 200 ..?

Le moral de mes compagnons était solide, en dépit du creux de nos estomacs, et j'étais satisfait de voir qu'un esprit de corps nous habitait. Solide, et indémontable en dépit de sa veille de course effrénée dans les pas de Ragron, Ulsgühr offrait une portion généreuse de ses maigres rations à l'objectif Hominem, qui se devait de rester en pleine forme pour mieux veiller sur nos corps; le nain avait prit sa mission de protecteur avec un sérieux admirable, et demeurait pour moi l'incarnation d'une vertu cardinale : l'abnégation. Je laissais mon esprit vaquer sur l'enceinte Est de Galibran, confiant dans la capacité de Flip à tracer un chemin sûr jusqu'au Sud; l'éclaireur ne nous avait encore jamais fait défaut, particulièrement exigeant envers lui-même. Le mur de protection, qui marquait autrefois les limites de DreadCast, était effondré en plusieurs endroits, et il était évident que ce géant de fer et de béton n'était plus en mesure de cracher le napalm comme il le faisait autrefois, diluant un peu plus l'empire des Enclism dans la jungle des modules de terraformation. J'étais assailli par un sentiment étrange, et il me fallut bien un cycle pour en définir la cause : autour de nous, le smog s'était épaissi considérablement, et aux teintes grisâtres s'étaient subsituées de lourdes volutes noires, comme autant de sombres présages cependant que nous nous approchions de Nexus. Sindavia fut la première à les voir. Les sentinelles. Encore maintenant, j'ignore ce qu'elles étaient réellement. Etaient-elles seulement organiques ? La seule vue de ces monstres titanesques avait suffit à nous couper net dans notre élan, et nous nous soumettions docilement à l'évidence : il nous fallait fuir promptement, tant qu'elles ignoraient encore notre insignifiante présence. Et le calme, Kepler, le calme... Il n'était, autour de nous, plus une créature, plus un grognement pour rythmer nos pas. Ces choses semblaient avoir entièrement aspiré la vie hors de ces plaines qu'elles arpentaient, d'une lente majesté sinistre.

Enregistrement audio : Sindavia & Alastor
"Une idée de ce que c'est, Alastor ?"

"Hmm... J'ai entendu quelques rumeurs sur le sujet. Certains appellent cela les sentinelles. Des abominations faisant office de frontière au Nord de Nexus. Leur présence en Galibran est... inquiétante. On ne le voit que dans la zone de transition entre Nexus et Galibran, d'habitude."

Prudents comme l'intimait notre instinct malaisé, nous tentâmes de nous esquiver sans délai, prenant les voies encombrées de l'Ouest. Curieux paradoxe que celui-ci, car à mesure que nous approchions de ces enceintes ébréchées, à nos oreilles s'offrait le chant puissant de la jungle, autrement plus fort que ce qui régnait alors en Galibran; je préférais cependant cette cohue honnête au silence pesant que faisaient peser ces sentinelles sur leurs territoires. Le terrain était difficile d'accès, et c'est contre les gravas luisants que nous luttions, à la lisière de cette grande plaine aphone. C'est certainement contre l'un de ces bris acérés que Mergo trébucha pesamment, engourdi par la lourdeur significative de son armure intégrale, que je devinais plus adaptée aux grilles urbaines qu'aux marécages ensmogés : l'air lui-même sembla trembler du tonnerre métallique enfanté par sa chute. A l'horizon noir, une lueur rouge s'alluma soudainement, émanant de l'une de ces monstruosité nexusites, tandis que s’éleva dans l'air son chant. Kepler, saurais-je le décrire ? Il sonnait à mes sens comme une complainte électronique, grondante, vibrante; il envahissait l'air, jusque dans nos poumons, et résonnait à l'intérieur de nos os, comme un glas, sinistre et grandiose. Nous étions repérés.

En dépit de la distance considérable qui nous séparaient des sentinelles, un laser traversera la plaine dans un vrombissement de mort, traçant sur son chemin un sillon fumant, où miroitait le sable vitrifié; il nous évita fortuitement, sans talent ni coup d'éclat, à seulement quelques mètres de distance de nos dépouilles vulnérables. Il était toutefois bien assez proche pour que je ressente, sur mon visage, le cuisant rejet calorique de cet assaut. Un sentiment intérieur impérieux nous intima de nous figer, et de ne pas détaler aussi vite que le permettaient nos jambes -ce que nous dictaient nos cœurs-. Les secondes se sont égrenées, lentes, incroyablement lentes; à chacune d'elles, nous nous attendions a assister, impuissant, à un nouveau tir crevant le smog épais dans un grondement de fauve, et a disparaître, nigauds béats, de la surface du monde. Fin de la partie, merci d'avoir essayé. Redoublant de précaution, nous reprîmes notre route, déviant notre marche anxieuse vers le Sud-Est; les iris exaltées par la danger qui nous menaçait tous, Tex avait repéré, à proximité des parois intérieures d'un haut pan d'enceinte en piteux état, un terrain retourné où évoluait un masse indistincte de pelages bruns-noirs et de grognements aigus : une colonie de rativori, d'une remarquable dimension. L'un d'eux avait repéré notre étrange compagnie, et nous suivait d'un pas curieux, quoique prudent dans la distance qu'il laissait entre lui et nous. J'avais autrefois noté, dans le rapport de quelques expéditionnaires dont les identités m'échappent ici, le comportement ambitieux de ces rongeurs bipèdes durant les périodes d'accouplement, se hasardant aux tentatives de reproduction inter-espèces. Je présumais alors que la compétition pour les femelles devaient être rude au sein d'une colonie, suffisamment pour pousser les individus les moins forts hors du terrier et les forcer à quelques saillies stériles. Ce rativorus qui marchait sur notre trace était-il de ceux-là ? L'estomac encore creux, je sentais en moi la tentative de le rapprocher, et de l'abattre rapidement, d'une lame bien placée. Je gardais cependant mes intentions pour moi, car déjà se dessinait dans la brume noire les contours anguleux d'une large trappe, plantée dans le sol comme une anomalie. Le regard d'Alastor était sans équivoque : nous nous trouvions au dessus du complexe. Enfin.

Que dire de la galerie dans laquelle nous nous sommes engagés ? Peu de chose, en vérité. Elle était sombre, terriblement humide, et semblait promettre -la faute aux siècles ou à un etayeur particulièrement incompétent- de s'effondrer sur nous à tout instant, ainsi que l'indiquaient ces fins filets de terre qui coulaient, épisodiquement, sur mon groin incertain. Nous descendions bas, toujours plus bas dans un tortueux dédale de poussière, où nous parvenait un grognement satisfait. Quelle surprise alors de trouver là, adossé à un mur comme s'il s'y trouvait depuis toujours, le taiseux Ragron, tenant au bout du chaîne un joyeux guetteur -désormais dit "Guetteur de Ragron"-, haletant avec sympathie ? Le rapport privilégié que l'Orc entretenait aux animaux de Kepler était remarquable, et ne manquait pas d'attiser la jalousie admirative d'Ulsgühr et KorSkarn, et le regard glacial de Sindavia. Je tranchais la question, considérant qu'il valait mieux essuyer les critiques de notre capitaine que de se confronter à ce berserk, qui avait la confiance d'Alastor -quoique ce dernier semblait évoquer une lointaine anecdote à l'issue funeste, impliquant un Carnica...-. Ragrounar, ainsi que l'avait nommé son nouveau maître, était désormais des nôtres. Le vieux Hoblet demeurait toutefois concentré, nous rappelant par ses actes fermes la proximité de notre objectif, et la gravité du moment; les traits assombris par la préoccupation, il interrogea le survivant du premier bataillon de marche, sur la nature d'une menace que l'Orc avait censément rencontré, après avoir rapatrié Ulsgühr parmi nous.

Enregistrement audio : Alastor, Ragron & Sindavia
"Quand est-il de... la menace que tu as mentionné ?"

"Et bien... Quand je suis sorti du réfectoire avec Ragrounar, j'ai aperçu la silhouette. Enfin bon.. Je n'ai rien pu faire à par lui sauter dessus et l'achever à coups de haches.

"Et c'était quoi ?"

"Un humanoïde, il saignait mais je n'ai pas l'impression qu'il était que de chair. Mais résistant, il m'a tiré dessus. Une décharge qui electrique jaunâtre qui m'a touché, mais a fait fondre le mur derrière moi."

Etait-ce là l'un de ces mystérieux fantômes dont nous avait parlé, plus tôt dans la journée, Alastor, cependant que nous l'informions de la visite impromptue d'un drone de reconnaissance ? J'étais tenté de le croire, car les formes humaines étaient, de toute évidence, rares dans un Galibran abandonné à la mangrove et à la faune de Kepler. J'interrogeais aussitôt le primonatif, pendant que nous nous préparions au départ.

Enregistrement audio : Akjus & Alastor
"Alastor."

"Hmm oui, Acius ?"

"Le Nexus est réputé pour produire des monitorés. On est très proches de lui. Vous pensez que ce ces fantômes en sont ?"

"Le Nexus n'a jamais agi comme les autres secteurs. Le peu qui en est sorti n'a fait que former une frontière. Mais de là à investir et étendre son territoire... Cyrius..."

La suite de notre route se fit dans un silence religieux, intimé par le capitaine Hominem, qui craignait -non sans raison- une embuscade décisive. A mesure que nous nous enfoncions dans le sol friable de Kepler, la luminosité s'améliorait doucement, nous plongeant progressivement dans la lueur, contextuellement chaleureuse, d'une veilleuse orangée. Curieusement, le passage ne semblait pas avoir été gardé, et je devine que cette étroite galerie aux parois fragiles doit être précieuse pour l'occupant qui nous traquons, suffisamment pour ne risquer aucun assaut en son sein. Etait-ce la seule porte de sortie ? Nous aboutîmes, après un dénivelé régulier, au creux d'une petite grotte naturelle, dentelée de stalagmites, où au bruit assourdi de nos bottes usées se conjugait le bruit ténu de l'eau qui s’infiltrait en goutte, d'un plafond que je ne percevais pas, et chutait en petite pluie diffuse tout autour de nous. La cavité n'était pas très grande, mais j'appréciais son calme, et l'écho rassurant qui y rebondissait parfois. Elle se révéla être le seuil des installations honnies, car il ne nous fallu pas plus d'un quart de cycle pour la traverser dans sa largeur, et se confronter à de lourdes portes industrielles, fermement scellées. Autour d'elles, deux hologrammes, témoins d'une technologie surannée de longue date, diffusaient un message laconique, rédigé dans un latin maladroit. Faisant abstraction des quelques erreurs -après tout, les primonatifs usaient en primeur d'une langue vernaculaire proche de la notre-, je traduisais, bon gré mal gré, ce cri du passé, qui éveilla chez Alastor des souvenirs enfouis. L'avenir est dans la chair.

Enregistrement audio : Alastor, Ulsgühr & Sindavia
"C'est un dicton des Goradryn. Avez-vous quelque connaissances vis à vis de mes confrères et consoeurs primonatifs ? Avant l'instauration de la Cité dreadcastienne, les femmes étaient engrossés de force comme des mères couveuses. Cette manœuvre des plus... répugnantes avait pour but de tenter d'assurer un semblant d'hérédité."

"Breda et Olurielle ?"

"C'est bien cela oui. L'avenir est dans la chair. Elles ont tenté de résoudre les problèmes de stérilité. Des années passés là dessus."

"Personne n'a réussi à en déterminer l'origine... ?"

"Hélas non."

Ainsi est-ce la nature cet endroit dans lequel j'écris ces quelques lignes. Un vaste complexe d'étude génétique. Cette information nouvelle coïncide avec l'apparition d'une abomination, au génome partiellement humain, et je me demande ce soir si l'une de ces deux soeurs Goradryn se cache derrière l'identité de l'ombrageux Actarion, qu'avait autrefois évoqué Alastor au retour de son opération de renseignement, sans être en mesure de nous en dire davantage. Sindavia, qui s'était intéressée de longue date aux problématiques de la fertilité à DreadCast -et elle n'était pas la seule, à en juger par les innombrables études réalisées par les laboratoires médiaux de Marran et d'Orion-, brûlait d'en savoir plus encore cependant que Texhany, qui ne goûtait que peu à ces palabres, s'était rapidement détournée vers les épaisses portes qui restaient fermées devant nous. Ses talents d'ingénieure brillèrent une fois de plus, car elle parvint rapidement à diagnostiquer le mécanisme sabordé d'un panneau de contrôle, non loin, et à le remettre d'aplomb, avec le peu de moyen qu'elle possédait. Et alors les protections s'apprétaient à de dissiper devant nos yeux avides, nous comprîmes, amers, que nous étions surveillés; une voix déformée, gouailleuse et suffisante, s'eleva de hauts-parleurs bien dissimulés.

Enregistrement audio : Ignis & Alastor
"Bonsoir, Alastor, Mesdames, Messieurs. J'ignore si vous savez où vous vous trouvez mais.. je pense que vous allez perdre beaucoup à franchir ces portes. Et je pèse mes mots."

"[...]C'est ici, oui... J'ignore comment Ignis est rentré."

"Alastor.. Toujours à faire le mariole. Leur as-tu raconté l'histoire du Premier Bataillon ? Dont les membres que tu as abandonné ont servit ici, et j'espère que tu les reconnaitras quand tu les rencontreras de nouveau."

"Mes hommes sont morts dévorés par tes abominations. Chacun de leur nom est encore ancré dans ma mémoire. Cesse tes petits jeux de tromperie. Cesses d'agir comme un monitoré enfantin. Grandis, Ignis ! Tu mets là l'Humanité en danger. "

"Mouais. J'en suis pas convaincu. Mais j'espère qu'eux feront mieux que les précédents. A très vite.. mes chers enfants. T4L4, prépare-les. Nous avons des invités. Actionne l'ouverture des portes"

La suite m'est confuse. J'étais troublé par les paroles du contrebandier; jamais Alastor ne m'avait évoqué le sort de son vieux bataillon, sinon en passant, promptement, sur le fait qu'il ait été la cible d'un pseudo-Maldrill particulièrement meurtirer. Se pouvait-il que le vieil homme m'ait menti ? Je marchais passivement dans les pas du primonatif, insensible aux imprécations qui fusaient autour de moi, à la gloire d'une Humanité exaltée. D'abord, un chuintement. Puis un sas, perfectionné, habillé d'une large baie sans teint. Une autre porte. Une antichambre étroite, où s'étaient figées deux silhouettes, braquant sur mes compagnons le canon luisant de deux propulseurs à plasma. Des tirs, des lueurs, des impacts, et du vacarme en tempête, si bien que j'en fut étourdi, les tympans comme éteints. Avant que je ne réalise pleinement la situation, titubant comme paralysé en queue de cortège, plusieurs de mes compagnons s'étaient jetés sur les formes hostiles, les réduisant à l'état de pitoyables tas de cables huileux et de verins brisés. L'affrontement a-t-il duré ? Je suis... parfaitement incapable de le dire. Lorsque j'ai repris mes esprits, comme au sortir d'un songe, et retrouvé le plein contrôle de mon ouïe martyrisée, Sindavia hurlait mon nom, à quelques mètres en aval. Pourquoi ? Que s'était-il passé ? Alors j'ai compris; au sol, le duc Tarvitz bougeait lentement. La visière de son casque rompue comme une porte enfoncée laissait apparaître un visage hébété, marqué par une bataille aussi brève qu'intense, où il avait frôlé l'extinction définitive. Ragrounar, le guetteur domestiqué, hyénait péniblement au sol, remué par les spasmes de son agonie sanglante. Et Djoogo. Djoogo ne bougeait plus, gisant dans son propre sang, le plastron crevé d'une charge létale de plasma. Les corps se faufilaient devant moi, pressant là une blessure, pleurant ici une mort proche. Tout ça me semblait si étrange, comme dissonant. Notre médecin criait, furieux, sur Mergo KorSkarn, quoique je j'ignorais les raisons de ces troubles. J'appelais, presque par réflèxe, le supplétif Full pour épauler Sindavia, qui opérait la plaie béante du gnoll. Et j'errais toujours, parmi les débris, comme un étranger, inconscient de ce qui se tramait autour de moi, incompétent, stupide.

Le duc Tarvitz est sorti miraculeusement indemne de l'assaut qui l'avait frappé en plein visage, jusqu'à rompre sa coûteuse protection. Ragrounar est mort sous le regard, effondré et impuissant, de Ragron. Et le pronostic vital de Djoogo est désormais engagé, cependant que nous l'avons porté jusqu'à un petit poste de contrôle, à l'autre extrémité du miroir sans teint qui gardait un oeil sur le sas d'entrée. Nous allons nous reposer ici. Demain, nous saurons s'il est né sous le bon smog; Sindavia et Full ont fait, je crois, le maximum. Son sort repose désormais entre les griffes capricieuses des dieux.

Je vais m'isoler un peu. C'est vers cette caverne aux échos que s'égare mon esprit. Va-t-elle accepter de m'y accompagner ..?

Informations sur l'article

Marche de l'Humanité
31 Mai 2022
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◊ Commentaires

  • Casey (491☆) Le 01 Juin 2022
    J'aime énormément ces "carnets de voyages". Toujours friand de ce genre de lecture, bien trop rares à mon goût d'ailleurs.