EDC de 60140

Les Froissés

Le Bat passa une aile puissante autour de mon épaule, enrobant comme à son habitude. L'étreinte rassurante d'une peau tendue sur une armature osseuse, une peau fine et parcourue de veines par-dessus la mienne. Pencha le museau vers mon oreille, interrogateur ;

"Mais pourquoi t'attaches-tu trop à ces rats égarés ?
Ils écorchent tes espoirs ; accrochent ton esprit ;
empochent tes crédits.
Ils n'ont ni le lustre sauvage des bêtes déchaînées,
Ni la froide perfection des artificiels."

Je ne savais que lui répondre ; ou plutôt, comment lui répondre. C'était un Bat, même si c'était le mien, un prédateur, et comment lui faire appréhender la beauté des perditions ? Je haussai les épaules, faisant bruisser le cuir de ses ailes, m'octroyant un temps de réflexion.

"Ils n'ont pas mon corps de fiel, alors,
Je les encourage à davantage se débattre, en vain peut-être.
Quel plaisir aurais-tu d'une proie qui ne gigote pas ?"

Il renifla mon odeur de malaise, guère dupe. S'écarta finalement sur un rictus de langue et de crocs. Il y a des choses sur lesquelles il est difficile d'échanger dans un même langage ; nous l'avons tous deux accepté depuis longtemps, et cela ne nuit pas à notre affection respective. J'aurais aimé pouvoir lui faire comprendre, pourtant.



J'ai cueilli quelques rats ; dont ce rat de Ville, et celui-là, de bibliothèque. Sans doute, comme l'a dit l'un deux, qu'il serait réducteur de tenter de poser des mots sur ce qu'ils peuvent m'être. Mais j'aime les regarder s'agiter, les accompagner sur ce chemin chaotique.


C'est vrai qu'ils ne paient pas de mine ; pas de chrome, de néons, de couleurs chatoyantes autres que des survêtements usés ou un maquillage appliqué. Nous sommes pareils : faibles, doutant, avec pour seule certitude que notre habit de gris n'incite pas aux exploits ou à la grandeur. Il reste cette douceur qui se planque, ces douleurs qui se cachent, et ce monde intérieur si riche qu'il menace en permanence de submerger l'extérieur. Ils ne m'ont rien arraché ; j'ai croisé leur flot, et me suis laissée emporter.

Image : Limbo