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Cacher
Melusin€
C'était un temps où les choses étaient noires. On tenait le temps pour une chose, comme les nuages et les usines, les bombes et les gens, les rêves, les peurs. Tout cela flottait dans un flux qui emportait tout. Un pays venait d'achever la construction d'un câble gigantesque qui permettait, moyennant une somme astronomique et cinq années de travaux, de gagner très exactement 0,0000015 secondes sur une transaction boursière. Le tunnel était une brique du flux, la seule chose qui n'en était pas vraiment une en ce temps là. Le flux était, tout simplement, et il transformait la réalité en une chose que l'on pouvait découper en d'autres choses plus petites jusqu'à arriver, mais ce n'était pas encore fait, à une chose si petite qu'elle ne pourrait plus être divisée. Un quanta de réel, l'ultime segment de marché. Les miracles étaient reproduits à la chaîne, exhibés dans des vitrines, toujours piqués d'une étiquette chantonnant leur prix comme pour les étiquettes qui disent le nom des papillons, et ils formaient un toile dans laquelle on évoluait si aisément qu'ils n'étaient plus tout à fait extraordinaires. Les gens étaient extraordinaires : ils méritaient mieux, ils valaient mieux car rien n'était irrémédiable et rien ne méritait de l'être. La laideur pouvait se transformer en beauté et la beauté pouvait s'intensifier, s'approfondir, se démarquer. Le bonheur était à portée de main, seule lumière valable dans un monde noir, et il fallait traverser le flux pour l'atteindre. Traverser le flux, regarder les vitrines, les écrans, chercher les petites choses divisées et composer sa propre réalité avec, bâtir un réseau qui ferait sens, la table basse assortie aux assiettes : le bonheur était comme une vinaigrette idéale, et tout le monde avait sa propre idée de des ingrédients qui pouvaient mener à l'idéal. Il y avait le flux, et une Vérité : nous partons de rien, nous devons chercher mieux, tout est mieux. Tout ce qui peut s'additionner est mieux. Plus de petites choses, plus de temps plus de son plus d'images par secondes plus de bulles dans l'eau pétillante plus de douceur dans le coton plus de couleur dans les fruits plus de fruits dans les yaourts aux fruits plus de bio dans les légumes plus de sucre dans les bonbons plus d'aiguilles dans les montres. C'était un temps ou les choses étaient noires parce que saturées de toutes les couleurs qui font la réalité, elles étaient du limon en décomposition, de l'engrais à bonheur. Le bruit courait qu'on était à ça de pouvoir le cueillir directement dans des arbres.
Iubeo, comme les autres, dérivait dans le flux. Il avait perdu son emploi quelques semaines plus tôt et avait dépensé une bonne partie de ses économies pour faire un voyage un peu spécial qui se voulait une petite brique de bonheur à acquérir. La solitude l'avait poussé à payer : nulle famille ne l'attendait chez lui, aucun ami à qui il aurait pu partager son désarroi. Le monde lui souriait béatement, comme hier, comme avant-hier. Il était tombé sur l'affiche qui promettait une promenade solitaire en forêt à un prix si exhorbitant qu'il ne pouvait que sous-entendre que la promenade serait spéciale. La dame sur l'affiche souriait béatement. Il avait prit son billet rapidement et on lui avait remis un petit tract lui demandant de se rendre à l'entrée de la forêt la semaine suivante. Il n'aurait qu'à suivre les arbres marqués d'une étoile et à profiter du moment, ce qu'il s'était appliqué à faire consciencieusement, s'arrêtant pour admirer un arbre particulièrement beau lorsqu'il en croisait un et qu'un petit panneau indiquait qu'il était admirable, humant l'air comme la femme le faisait sur le tract qu'on lui avait donné. Il suivait toutes les balises et prenait soin de ressentir chaque petit moment de bonheur disponible. Cependant, au détour d'un virage il tomba sur une vieille fontaine boueuse qui n'était nommée par aucun panneau. Il ne sut comment l'interpréter. Une jeune femme se tenait debout juste à côté, le regard perdu dans le vague. Il allait dépasser la fontaine et poursuivre son chemin quand elle l'interpella :
« Iubeo, dit-elle, je sais que tu as perdu ton emploi et que tu viens chercher ici une errance qui serait réconfortante. »
Il fut quelque peu surpris que l'inconnue connaisse son nom.
« Je t'offrirai plus encore si tu acceptes de m'épouser. Tu n'auras plus à errer, je ferai de toi un employé heureux, tu connaîtras plus jamais le chômage et ensemble nous fonderons une famille. Je ferai ton bonheur, dont j'assemblerai moi-même chacune des briques de la manière qui conviendra ».
Sans qu'il comprenne pourquoi, Iubeo était séduit par la jeune femme et ses paroles. Il s'entendit répondre qu'il acceptait de l'épouser.
« Je ne te demanderai qu'une seule chose Iubeo, tu ne devras jamais chercher à me voir le samedi, car ce jour là je demeurerai seule, sans te nuire ni tromper ta confiance, et cette solitude, tu devras la respecter. »
Le jeune homme accepta et ne termina pas sa promenade : ils repartirent ensemble.
Il fut quelque peu surpris que l'inconnue connaisse son nom.
« Je t'offrirai plus encore si tu acceptes de m'épouser. Tu n'auras plus à errer, je ferai de toi un employé heureux, tu connaîtras plus jamais le chômage et ensemble nous fonderons une famille. Je ferai ton bonheur, dont j'assemblerai moi-même chacune des briques de la manière qui conviendra ».
Sans qu'il comprenne pourquoi, Iubeo était séduit par la jeune femme et ses paroles. Il s'entendit répondre qu'il acceptait de l'épouser.
« Je ne te demanderai qu'une seule chose Iubeo, tu ne devras jamais chercher à me voir le samedi, car ce jour là je demeurerai seule, sans te nuire ni tromper ta confiance, et cette solitude, tu devras la respecter. »
Le jeune homme accepta et ne termina pas sa promenade : ils repartirent ensemble.
La jeune femme, qui s'appelait Mélusine, vint vivre avec lui. Il fut décidé que le mariage aurait lieu rapidement, et elle chercha pour lui des amis d'enfance qu'il eut la surprise de retrouver le jour de la cérémonie, alors qu'il se demandait encore qui pourrait bien être présent. Tous lui serrèrent chaleureusement la main, on lui donna des tapes dans l'épaule, on porta de nombreux toasts et plusieurs souvenirs d'enfance furent ranimés.
Quelques semaines plus tard, Iubeo fut embauché dans l'entreprise dont il avait été licencié : le R80, le robot qui l'avait remplacé, était défectueux et il semblait que le problème était commun à tous les R80. Ils avaient donc été rapatriés quelques semaines à peine après leur mise sur le marché et Iubeo avait eut la surprise de découvrir qu'un contrat de travail lui avait été envoyé par mail. Il retrouvait son poste, mais le salaire était légèrement supérieur. Son patron en personne avait dépêché une secrétaire pour qu'elle donne à un stagiaire la mission de déposer une petite carte de bienvenue sur le bureau de Iubeo. Il retrouvait le sourire. Il aimait sa femme, et même s'il devinait parfois une ombre triste qui passait dans ses yeux, elle semblait heureuse également. Elle avait fait installer un ordinateur plus puissant dans le séjour et passait beaucoup de temps à construire un portefeuille d'actions. Elle installa également un casque de réalité virtuelle qui lui permettait de visiter les différentes usines ou entreprises dans lesquelles elle investissait, sur tous les continents. Ils ne tardèrent pas à pouvoir vivre plus confortablement. Parfois elle lui expliquait sa façon de faire, et parfois il comprenait quelques détails. Malgré tout, au fur et à mesure, il se rendait compte qu'elle ne se contentait pas de construire un portefeuille qui fut seulement rentable. Elle fuyait tous les investissements purement spéculatifs et se concentrait sur ce qui pouvait produire des effets sur le monde physique. Des effets que Iubeo jugeait positifs, même s'ils leur faisaient parfois perdre de l'argent comme elle le lui avait indiqué avant même de commencer. Il ne voyait jamais l'ombre dans ses yeux quand elle travaillait sur son ordinateur ou qu'elle lui parlait de ce qu'elle faisait.
Au fil du temps, Iubeo oubliait de vouloir de nouvelles choses, et le monde lui paraissait moins noir, et puis moins gris. Les images continuaient de s'abattre sur lui jour après jour, panneau publicitaire, tract, spots, hologrammes, mais il y était moins sensible. Mélusine continuait de visiter des entreprises au bout du monde, qu'elle participait à relier entre elles quand elle le pouvait. Les sommes d'argent étaient de plus en plus importantes mais presque exclusivement réinvesties. Cela lui était égal. Après cinq ans passés ensemble, il était plus heureux que jamais. Il se surprenait parfois à passer devant une vitrine sans éprouver le besoin d'ajouter une nouvelle brique de bonheur à son édifice. Il lui semblait que Mélusine était le bonheur à elle seule, pour lui, pour les autres, même s'ils l'ignoraient.
Tous les samedis, comme elle l'avait dit, elle quittait leur domicile et prenait une chambre dans un hôtel situé non loin. Elle lui avait donné l'adresse et lui avait rappelé qu'il n'avait rien à craindre d'elle. Pendant longtemps, il n'essaya pas de savoir ce qu'elle y faisait. Toutefois un de ses amis d'enfance, qu'il avait revu lors de son mariage, lui envoya un jour un mail dans lequel il questionnait la supposée solitude de Mélusine lors de ses brefs séjours à l'hôtel. Iubeo n'y prêta pas attention quand il le lut mais le soir, dans son lit, il ne trouva pas le sommeil. Les paroles de son ami avaient d'autant plus de force qu'ils ne se parlaient que très peu : s'il avait pris la peine de lui exprimer ses craintes, c'est qu'elles avaient de grandes chances d'être fondées. Il sentit la colère monter en lui et prit la décision de se rendre à l'hôtel le samedi suivant. Quand ce jour arriva, il laissa Mélusine le quitter et ne montra rien des sentiments qui l'habitaient. Il attendit quelques heures et se mit en route. Il prit le bus pour plus d'anonymat. Sur la route, il aperçut un panneau publicitaire qui vantait les mérites de la promenade en forêt qu'il avait faite. Il sentit monter des larmes en repensant à sa rencontre avec Mélusine, mais ne fit pas demi-tour. Il ne recula pas non plus à l'hôtel, ni dans le hall, ni dans l'ascenseur. Il ne changea pas d'avis devant la porte de la chambre, même s'il fixa le « 3 » doré pendant de longues minutes, incapable de bouger, se demandant si c'était bien le bon numéro. Il essaya de regarder par la serrure et dû utiliser son canif pour parvenir à quelque chose. Il voyait une table, et sur la droite, le lit. Mélusine était assise dessus, elle finissait de se sécher, sortant visiblement de la salle de bain. Iubeo fut horrifié en découvrant qu'elle n'était femme que jusqu'au nombril, qu'une grande queue écailleuse prolongeait. Il sursauta, mit sa main sur sa bouche pour retenir un cri, et s'enfuit.
De retour chez lui, il laissa un mot disant qu'il était déjà couché, et se jeta dans le lit. Il ne pouvait ni dormir, ni se lever. Sa femme était un monstre dont il n'oublierait jamais l'image, et pourtant il ne parvenait qu'à maudire son ami d'enfance et à se maudire lui-même de l'avoir écouté. Quand elle finit par rentrer, elle vint le rejoindre dans leur chambre. Elle s'allongea près de lui et l'entoura de ses bras. Elle l'embrassa sur la nuque et il sentit que ses joues étaient humides. Il lui dit alors qu'il était désolé. Elle le serra plus fort et lui dit qu'elle ne lui en voulait pas. Quelqu'un frappa alors à la porte et elle sauta immédiatement hors du lit, pour se coller contre le mur. Ses yeux étaient tout entiers envahis par les ombres, Iubeo y voyait une peur viscérale. Il commença à se lever pour aller ouvrir, mais elle mis la main sur son bras. Ils se regardaient tristement, en silence. On frappa à nouveau, plus fort, et les plombs sautèrent. Mélusine rampa sous le lit, et malgré la pénombre Iubeo pouvait voir des écailles se former sur ses bras. C'est là qu'ils défoncèrent la porte. Du bois vola jusque dans la chambre et cinq hommes cagoulés entrèrent dans le séjour. Ils tenaient de gros fusils et des lampes frontales. Ils se dirigeaient déjà vers la chambre en lui criant de s'écarter du lit. Il essaya de fermer la porte de la chambre mais ils étaient déjà sur lui, l'un d'entre eux le plaqua contre un mur. On lui disait de rester calme. Un autre attrapa le lit et le retourna violemment. Mélusine était recroquevillée sur le parquet, et Iubeo voyait maintenant sur son corps plus d'écailles que de peau. Un homme fit feu et un filet jaillit du bout de son canon. Mélusine fut recouverte, elle se débattait, les autres firent feu à leur tour et d'autres filets l'empêchèrent définitivement de s'enfuir. Un homme en costume entra alors et s'approcha d'elle. Il sorti une seringue et la planta dans sa cuisse. Après avoir confié la seringue à l'un des hommes cagoulés, il s'approcha de Iubeo :
« Monsieur, en vertu de l'article 4 du règlement que vous avez accepté en achetant votre billet pour Foresta et dont il est stipulé sur ledit billet qu'il est disponible en intégralité sur notre site internet, la jouissance des vertus du spécimen Mélusine s'interrompt dès lors que l'interdit, stipulé de vive voix par le spécimen lors de la rencontre avec le futur utilisateur, est transgressé par ce dernier. Le spécimen est alors rapatrié par le personnel de Foresta et l'entreprise est autorisée par l'utilisateur, en vertu de l'article 37 du règlement, à causer des dommages matériels d'un montant maximal de 3000 unités monétaires. Ces dommages, parfois nécessaires afin d'assurer le rapatriement sans dommages du spécimen, sont remboursés dans un délai de 5 jours après l'intervention et tout dépassement peut faire l'objet de poursuites de la part de l'utilisateur. La transgression a été constatée aujourd'hui à 15h08 par nos équipes et nous en conservons les preuves que l'utilisateur peut demander à consulter, soit pour dénoncer la rupture du contrat tacite qui le liait à Foresta, soit pour demander la destruction de toutes les données personnelles le concernant. Une telle demande implique le renoncement à toute possibilité de ... »
L'homme en costume parla encore quelques instants mais Iubeo n'écoutait plus, on lui tendit un document à compléter, et il lui fut précisé qu'il aurait quelques jours pour le retourner. Il n'y avait presque plus d'écailles sur le corps de Mélusine. Il vit qu'elle respirait encore. L'homme en costume s'agenouilla une seconde fois près d'elle et lui fit une autre piqûre. Puis, il se releva, fit un signe de tête en direction des autres et quitta l'appartement en saluant rapidement Iubeo qui tenait encore le document à compléter dans la main. Mélusine fut alors installée sur une civière et emportée.
Il fut alors seul à nouveau, seul dans le flux.
Il retrouva son billet et se rendit sur le site internet qui était inscrit dessus. Il n'y avait plus rien d'extraordinaire en ce temps là, car tout était dupliqué, étiqueté, et le bonheur lui-même pouvait se cueillir dans les arbres. Ou au bord d'une fontaine délabrée, au détour d'un chemin, pendant une promenade en forêt. Le site promettait une promenade, et peut-être une fée, peut-être que le merveilleux avait été capturé et étiqueté à son tour, ou peut-être qu'il avait été créé dans un laboratoire. Un client sur cinquante-six rencontrait quelque chose de merveilleux. Peu d'entre eux acceptaient un pacte avec la chose. Iubeo aurait lu tout cela s'il n'avait pas acheté son billet sans se renseigner. Il avait vu des ombres dans le regard de Mélusine, et de la joie aussi, parce qu'il avait été inconscient qu'elle était une produit parmi d'autres produits. Mais quand il repensait aux écailles qui remplaçaient sa peau, aux filets qu'on avait lancé sur elle, aux piqûres qui lui avaient été faites, il ne pouvait s'empêcher de penser qu'elle n'était une chose que parce qu'on l'avait étiquetée comme telle. Quelques jours plus tard, il fut à nouveau licencié. Il n'éprouvait plus l'envie d'errer dans le flux.
D'après les messages publicitaires, l'eau pétillante était toujours plus pétillante, les fruits plus colorés, les chewing-gums toujours plus agréables à mâcher.
Informations sur l'article
Pages blanches
04 Janvier 2017
712√
4☆
6◊
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◊ Commentaires
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Hellguapo~17781 (233☆) Le 04 Janvier 2017
Toujours autant rien à voir avec Dreadcast, mais toujours aussi bon!