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Elle prend le stylo pour écrire, pour continuer d'écrire. C'est ce que le médecin lui a dit de faire, il y a déjà quelques années. Elle a des feuilles, noircies d'une écriture parfois hésitante, penchée, plus ou moins bien formée selon la période où elle a été produite. Un bric-à-brac de ratures, de reprises, de méprises. Des abandons, des oublis, des couleurs. Ce noir qui tranche au milieu du bleu, c'était l'automne de cette année-là, quand elle est restée trois mois à l'hôpital. On lui avait apporté un stylo noir plutôt qu'un bleu. Cette page de Pise ici, c'était au printemps de cette autre année, quand elle était si fatiguée qu'elle ne s'en rendait même plus compte. L'écriture qui lui succède est claire, droite, nette. Entre ces deux paragraphes, six mois avaient dû s'écouler. Elle allait mieux. Elle aimerait finir un jour, l'histoire de sa vie. Vingt-deux feuilles, précisément, la résumaient. Cela lui paraît léger, étonnamment léger au regard du poids de ses pensées. Le médecin l'incite à continuer, elle essaie d'en dégager un sens, du réconfort, peut-être une forme de lâcher-prise.
Elle jette, elle réécrit, elle relit. Elle énumère avec difficulté tous les moments qui l'ont menée de sa naissance à aujourd'hui sans s'arrêter sur aucun. Parfois une remarque, une bribe fugace, interpelle. L'amour impossible, une forme de fatalité. Tout le travail des différents médecins qui l'ont vue a consisté à nier cette fatalité, à la combattre, à la transformer. Plus je l'entends pourtant, plus les mots me manquent pour participer à cet effort. Elle raconte sa sœur, en fuite dans la rue, adolescente, ne sachant pas lire l'heure, ne sachant pour où aller si ce n'est ailleurs, ne sachant pas ce que peut être ailleurs. Et elle, restée là-bas, encore. L'histoire commençait mal, et il était peut-être écrit qu'elle rencontrerait une autre histoire triste. Et la laisserait des années plus tard face à ces feuillets sans pouvoir en dégager une autre signification qu'un témoignage douloureux et, parfois peut-être, réconfortant.
Il lui manque la clé principale qui éclairerait tout, j'ai l'impression de l'avoir, je ne peux pas la lui donner. Elle ne peut pas l'entendre, ni le comprendre, et plus le temps passe plus je me dis que c'est mieux ainsi. Elle a travaillé très vite après être partie de chez elle, elle a découvert un autre monde, vécu avec son frère dans un studio, été dénoncée pour non paiement d'une redevance dont elle ignorait l'existence, elle s'est amusée, s'est faite des amis, ne leur a jamais montré que par évocations à peine esquissées le passé qui avait été le sien, comme elle faisait pour elle-même. Elle s'est intégrée au monde qui était alors, des couleurs étrangement assemblées, rubik's cube, Thriller, Madonna, les blockbusters joyeux qui racontaient encore un réel faussement simple et éternel. Une époque dont je revois une reconstitution un peu triste parfois, à la télévision. D'anciennes gloires qui font le tour des Zéniths pour reprendre une bouffée d'avant. A chaque fois, le contraste me saisit, comme un rot du passé, un rot d'espoirs déçus. C'était peut-être la seule époque où elle a pu croire qu'elle réussirait. Et Michel Sardou, qui la regarde écrire quand elle est sur son bureau, depuis la couverture de son autobiographie. Il a les cheveux tout blancs dessus, pas la même tête que sur les vieux vinyles qu'elle réécoute de temps en temps. Elle n'a pas encore lu le livre, elle n'arrive plus à lire.
Tout ça, elle ne le raconte pas, elle ne se le raconte pas, je me demande souvent si ses médecins en ont conscience. La clé principale qui éclairerait tout, c'est qu'elle ne savait pas à quel point la vie avait été dure pour elle, et qu'une fois dehors elle avait cherché à vivre comme tout le monde, simplement, en oubliant. En se souvenant seulement que cela avait été compliqué, qu'elle avait manqué de beaucoup de choses. C'est la clé, je crois, je ne suis pas sûr. C'est ce qui m'a énervé, adolescent, quand je trouvais qu'elle écoutait trop ce qu'on racontait à la télévision, ou qu'elle était trop gentille, ou trop sensible, trop plein de choses. C'est ce qui me serre le cœur aujourd'hui, quand je réalise que toute son énergie, toute sa force, toute sa volonté étaient en fait entièrement mobilisées dans cette quête un peu inconsciente de normalité. Une normalité qui nierait le passé, le réduirait à néant, en ferait une péripétie largement oubliée. Et que dans cette quête elle a rencontré quelqu'un qui suivait le même chemin pour des raisons différentes. Lui se persuadait de vouloir se construire une vie rangée, pour faire plaisir à des parents obsédés par la normalité qui s'inquiétaient de son existence un peu dissolue, et il avait finit par céder après la mort prématurée de son frère, essayant sans doute ainsi de combler son absence, d'être les deux à la fois. Il était fatal qu'ils se rencontrent. Elle comme lui poursuivaient une chimère, qui s'est un jour évaporée, comme toute les chimères. Elle regardait par la fenêtre, l'hiver, quand il était en retard, et l'on sentait bien que son inquiétude était trop décalée, trop masquée derrière son sourire, elle qui fixait dehors en redoutant que l'illusion ne se brise pour de bon. Lui fuyant autant que possible, assommé de travail, à la recherche d'un passé qui le poursuivait dans un présent qu'il n'avait pas vraiment voulu. Ils se sont voilés la face près de dix ans encore après que, encore enfant, je fis la supposition qu'un jour tout cela s'arrêterait.
Pour elle, qui avait construit toute son identité dessus, ce fut comme éteindre soudainement la lumière : on tâtonne, on se cogne, mais on ne sait pas sur quoi, on ne sait plus nommer les choses, on ne voit plus et les objets les plus familiers se mettent à nous faire du mal quand nous rentrons dedans sans prendre garde. Black out, et la redécouverte du passé. Quand la lumière se rallume, c'est comme si un troupeau d'éléphants étaient venus faire la fête. Plus rien n'est à sa place, des choses sont cassées, d'autres sont décalées, apparaissant sous un jour nouveau, et tout est sans dessus dessous.
Aussi, quand je vois ses pages, quand je lis ses lignes, je ne peux pas m'empêcher d'avoir la gorge nouée tant j'ai l'impression de voir resurgir sans cesse, entre les souvenirs et les mots, la même question : « pourquoi ? ». Et que de la voir essayer sans cesse de trouver une clé me donne envie de crier, que ce que je crois lire entre les lignes, dans les espaces, dans les lettres tantôt penchées tantôt droites, tantôt noires tantôt bleues, tantôt belles tantôt abîmées, me touche. Parce que cette histoire qu'elle n'arrive pas à s'approprier, c'est la sienne, et peut-être que je le fais pour elle, peut-être que je lui donne un sens qui n'existe que dans mon imagination, peut-être qu'il n'y en a pas, peut-être que je l'investis maladroitement de ma propre histoire. Tantôt droite, tantôt abîmée, tantôt noire tantôt bleue.
Informations sur l'article
Pages blanches
08 Janvier 2016
748√
5☆
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◊ Commentaires
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Norah~50792 (365☆) Le 08 Janvier 2016
Le plus surprenant dans tes écrit, c'est qu'on ne sait jamais à quoi s'attendre et que tu fais pourtant mouche a chaque fois...
C'est beau, c'est triste, c'est plein de vrai, et au réveil ça me remue un peu trop pour être honnête.
Bref, bonne journée. -
Ludwig~55451 (243☆) Le 08 Janvier 2016
On m'a trainé là. J'avais la flemme. J'ai lu. C'était bien. J'avais tort. Je suis content qu'on m'ai trainé. Bisous. -
Norah~50792 (365☆) Le 08 Janvier 2016
De rien, Lud. -
Manerina~6356 (1552☆) Le 08 Janvier 2016
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