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Epiphanie [hrp]

  • Surprenez-moi, Gustave, déclara Maxime.

Le jeune homme s'accroupit près du corps.
- C'est un cadavre, indiqua-t-il.
- A la bonne heure ! Sentez-moi sa peau !
Gustave rapprocha son visage de celui du cadavre et prit une profonde inspiration. Maxime détourna le regard et ajouta :
- Pardonnez ma veulerie cher ami, et croyez bien que j'eusse été ravi d'étourdir mes narines à vos côtés si je n'avais pas goûté la formidable omelette de notre chef ce matin. Le bougre l'a particulièrement réussie, bien qu'un soupçon d'estragon en plus n'eut point manqué de me faire défaillir véritablement. Un peu trop baveuse également, il me faut bien le reconnaître...
Maxime marqua une pause, entreprit de nettoyer ses lunettes et reprit :
- … un peu trop baveuse, disais-je donc, mais je ne saurais dire pourquoi je n'en prends conscience qu'en vous la décrivant. L'optimisme matinal, vraisemblablement. Au réveil, je me sens respectueux de mon prochain et croiser notre cuisinier, tout en tâches de condiments et tabliers fut suffisant pour me donner l'illusion de sa profonde compétence. J'ignorais encore tout du menu mais mes papilles bruissaient déjà de bonheur. Une bien belle omelette, assurément, bien que fort peu salée et, à la réflexion, fort peu poivrée également.
- Il sent la boue, observa Gustave, mais une boue étrange. Il sent la boue de marécage...
- Et baveuse, tellement baveuse ! traîna Maxime. Mais rassurez-vous, cette omelette était suffisamment pourvue en œufs pour envoûter mon estomac et m'empêcher, conséquence fâcheuse, de renifler joyeusement notre ami à vos côtés. Qu'il provienne de quelque marais putride ne fait aucun doute, nul besoin de le flairer pour s'en rendre compte. Sentez-mieux Gustave, mais surtout, sentez en silence ! Vos reniflements pourraient poursuivre l'omelette jusque dans mon ventre et la gâter, ce qui m'attristerait beaucoup étant donné que je me prive de l'enquête olfactive dans l'unique but d'éviter que cela n'arrive, en défenseur modeste mais constant de la cuisine de notre chef.

Gustave huma le cou du cadavre, puis ses oreilles. Il recula en toussant. L'odeur de la boue était âcre, presque menaçante, mais il percevait effectivement autre chose derrière. Il sortit son calepin et le feuilleta rapidement. Il lui semblait avoir déjà décelé l'autre odeur sur un précédent corps, il y a longtemps. Son mentor continuait de deviser sur l'omelette, qui n'était désormais plus qu'acceptable. D'ici trois ou quatre minutes, elle serait sûrement à peine mangeable et avant midi, indigne de nourrir un chien errant.
- Le secret d'une bonne omelette réside dans son assaisonnement. Et l'assaisonnement est un art millénaire mon garçon, vous l'ai-je déjà dit ? Avant même de cuisiner, nous assaisonnions ! Et comment qualifier d'insuffisamment assaisonnée une flaque d'oeufs paresseusement cuite et dépourvue de la moindre trace de poivre ?

Gustave avait posé son calepin et avait rapproché son nez au plus près du ventre du cadavre. Il lui fallait oublier l'odeur de marais, oublier les algues mortes, les sangsues séchées, le bruit des moustiques. Oublier le marécage. Oublier les odeurs et les images qui venaient s'y greffer, de plus en plus nombreuses. Une odeur entraînant une image qui entraînait trois autres images créant un souvenir falsifié, imaginé, duquel jaillirait fatalement une représentation de faits à peine possibles. Oublier, traquer l'odeur. Il ravala sa salive et manqua de vomir quand il renifla un grand coup la plante du pied droit.
- Le nuage ! s'exclama-t-il.
Maxime se tut et toisa son acolyte.
- Le nuage vous dites ?
- Le nuage, confirma Gustave.
- Mon cher, assaisonnez-moi un peu plus cette idée avant que je ne vous fasse tout reprendre depuis le début.
Gustave s'était relevé et levait l'index vers le ciel.
- Derrière l'odeur de marécage, une odeur de nuage, dit-il.
- Littéralement ? demanda Maxime. Vous voilà bien pertinent le ventre vide ! Un peu plus de poivre peut-être ? Mon palais exige d'être brusqué.
- J'ai déjà senti cette odeur auparavant, sur le cadavre 437b. Je n'avais pas réussi à en déterminer la nature, j'avais été pris de vomissements avant d'y parvenir et le temps que je me reprenne, il n'y avait plus grand chose à humer. Mais j'en avais gardé une trace dans mon calepin.
Il le tendit à Maxime.
- Vous poivrez juste, Gustave. Vous poivrez juste et vous salez haut. Notez bien que, jusqu'à cet instant, vous n'aviez jamais eu la moindre foutue idée de l'odeur que pouvait avoir un nuage.
- C'est juste, admit-il.
- Comment l'expliqueriez-vous ?
- Je..
- Le poivre, jeune homme, relevez-moi ce tristement neutre bégaiement, et faites-en une hypothèse goûtue ! Je ne veux pas être convaincu, je veux être rassasié.
Gustave retint un rire. Même après une année entière, sa façon de s'exprimer le surprenait toujours. Maxime l'avait rejoint en pensant à son omelette et continuait à y penser. Il aurait aussi pu parler de l'omelette en termes de « putréfaction », « mort violente » et « autopsie », mais le hasard avait voulu qu'il opte pour la plus amusante des deux possibilités.
- Et bien, « sentir » n'est qu'un verbe. Mon nez est l'étincelle qui permet à ma raison de s'exprimer. « Ressentir », c'est aussi « sentir ».
- Et bla bla bla. Tout à fait.
- Si « ressentir » est aussi « sentir », est-ce que mon raisonnement peut être une simple croyance ?
- C'est possible, mais cela nous est égal Gustave, car vous avez vu juste. C'est bien une odeur de nuage que vous avez remontée au péril de votre bile. Ce type a fini tout au fond d'un marécage putride avant que quelqu'un ne décide de l'y repêcher pour le déposer sur un trottoir. Sauf qu'avant tout ça, notre homme est tombé du ciel.
- Un pilote ? risqua Gustave.
- En quelque sorte, oui.
Maxime remonta ses lunettes. Il était grand et sec, et Gustave n'avait toujours pas réussi à déterminer si ses cheveux étaient blancs avec des reflets blonds, ou blonds avec des reflets blancs. En tous cas, ils étaient fins.
- Vous pouvez consigner vos observations dans le carnet, dit-il.
Gustave s'étonna :
- Si rapidement ? Nous ne l'avons même pas ouvert !
- Nul besoin de l'ouvrir pour constater qu'il mérite la place de cadavre numéro 486. Consignez, j'appelle Jo.
Maxime jeta son chapeau dans la rue et tourna les talons, le téléphone déjà en main. Gustave courut le ramasser. "Complètement cinglé", pensa-t-il.

L'odeur du corps commençait déjà à se dissiper. Il entreprit de consigner ses observations le plus rapidement possible, avant que son imagination n'ait tout travesti. Il se mit à genoux pour renifler une dernière fois la dépouille, de haut en bas, consciencieusement. Maxime était toujours au téléphone, et l'omelette constituait toujours un sujet central de la matinée.
- Gustave ! grogna-t-il.
Gustave referma son carnet et le mis dans son veston, il venait de terminer.
- Gustave, Gustave, mon cher ami, Gustave. Remontez donc la piste sur quelques mètres je vous prie, l'asphalte est sèche, diablement sèche, profitons-en ! Jo nous envoie les officiers Banks et Ygg, nous devons réunir le plus d'éléments possibles avant que ces deux benêts ne reniflent toute la rue avec toute la gaucherie qui les caractérise.
- Je ne sais pas si cela en vaut la peine, je n'ai rien senti de particulier aux abords du corps.
- Tentez-toujours, insista-t-il. Saviez-vous qu'un petit morceau de coque s'est logé dans mon palais pendant que je conversais avec Jo ? Dire que je lui vantais le caractère comestible de l'omelette du chef ! Mon optimisme me perdra Gustave, soyez impitoyable avec les œufs, toujours.
Gustave se mit à quatre pattes et commença à remonter la piste le long du trottoir.
- Ce précepte pourrait vous sortir de bien des pétrins, notamment de celui qui vous voit confirmer l’innocuité d'une omelette à un collègue alors même que cette dernière tente d'assassiner votre potentiel gustatif.
L'odeur, à son grand étonnement, pouvait toujours être humée seize mètres plus loin, après quoi elle disparaissait progressivement en direction de la campagne. Il n'y avait aucun marécage par là-bas, Gustave en était certain. Le corps avait dû être trimballé sur des kilomètres. Maxime criait presque pour rester audible :
- Quand je pense à son sourire ! Il devait piaffer d'impatience en son for intérieur, ravi de me jouer un bien mauvais tour et conscient qu'il n'y réussirait que mieux en me tendant un piège de bon matin. Il a tout misé sur le fumet Gustave. L'odeur alléchante et innocente de la cuisson, l'odeur matinale, l'odeur de tous les rêves.
- La piste s'arrête ici, répondit-il.
- L'arrière-odeur flasque aurait dû m'alerter, en y repensant, on y décelait déjà les effluves aguicheuses de la tromperie factice, éphémère. La perfection momentanée, le mirage solide. Sordide ! Relevez-vous Gustave, et nettoyez votre veston, vous ne ressemblez plus à rien.

Gustave frotta la poussière sur ses épaules et leva les yeux au ciel. On entendait une voiture au loin, et des sirènes. Banks et Ygg ? Sans doute. Il ne les connaissait pas, n'en avait même jamais entendu parler et aurait bien aimé poursuivre l'investigation seul avec son mentor. Ils allaient sans doute être envoyés au laboratoire, peut-être pour disséquer le corps. Rien de passionnant, comparé à l'adrénaline de l'enquête, à la poursuite du meurtrier. La voiture avait fini par arriver à leur niveau, et était suivie de trois autres véhicules du même type. Les sirènes hurlaient. Deux hommes sortirent de la première voiture, un grand brun à l'air sévère et un chauve à lunettes. Maxime se précipita à leur rencontre.
- Ygg, Banks ! hurla-t-il en sortant quelque chose de sa poche. Il faut absolument que vous goûtiez cette chose !
- Ne bougez pas ! répondit le grand brun.
Maxime l'ignora et lui jeta quelque chose au visage. Un morceau d'omelette. Le grand brun le reçu en plein nez et vomit presque immédiatement sur le capot de sa voiture. Derrière, d'autres enquêteurs étaient déjà affairés à renifler toute la rue en rampant. Certains se relevèrent, surpris, mais la plupart n'en firent pas de cas.
- Arrêtez-les ! beugla le chauve.
Maxime courait déjà vers l'autre côté de la rue. Il braillait :
- Extrêmement baveuse, n'est-il pas ?
Gustave entreprit de le suivre mais le grand brun lui fit un croche pied qui le fit s'affaler sur le trottoir. Quelqu'un le frappa à l'arrière du crâne et il s'évanouit.

L'officier Inalo jeta sa veste sur son bureau et soupira.
- T'as complété le rapport ? lui demanda l'officier Hugues.
- Affirmatif. Il risque de me hanter longtemps, celui-ci.
Hugues laissa échapper un petit rire.
- Bravo pour la voiture, la peinture venait d'être refaite.
- Ouais, la merde hein. Désolé, ce con m'a surpris.
- Des tigres échappés du zoo, répondit Hugues.
Inalo leva les yeux. Des tigres ? Des porcs, oui. Ce putain d'asile ne pouvait pas faire son travail correctement ? Les deux étaient déclarés très sévèrement atteints, mais inoffensifs. Allez dire ça au type qui se faisait renifler par le gamin déguisé en scout pendant que sa grande brindille de pote mastiquait négligemment sa cervelle. « Extrêmement baveuse, n'est-il pas ? » avait-il crié après lui en avoir jeté un morceau au visage. C'est ce que disait le rapport, par le témoignage de Hugues. Lui n'avait rien entendu, à ce moment là il était trop occupé à refaire la peinture du capot. Son témoignage avait été confirmé par le mangeur de cervelle, qui était encore en salle d'interrogatoire à philosopher sur l'assaisonnement des omelettes. Son pote continuait lui de pleurer.
- Ils me donnent la nausée à moi aussi, reprit Hugues. Les analyses toxicologiques viennent de remonter, le gars du labo était comme un gamin devant un sapin de Noël. Apparemment y'avait plus de substances illicites que de sang dans l'échantillon. Je pense que c'était une métaphore.
- Tu raisonnes loin, Hugues, essaie de débrancher le cerveau de temps en temps. Faut te préserver. On sait où sont passés les habitants du patelin ?
- Toujours pas, sûrement dans les bois. Ces bouseux ne voient plus très souvent la civilisation, et quand elle se présente sous la forme d'un duo de cannibales, elle ne donne pas envie d'être embrassée.
- Mouais, normalement quelqu'un aurait dû les descendre bien avant qu'on arrive. Renifle moi ce rapport, Hugues, tu trouves pas qu'il a une odeur bizarre ?
Hugues prit la feuille que lui tendait son collègue et la huma profondément.
- La boue... murmura-t-il.
Inalo acquiesça.
- Va falloir remonter la piste, Inalo.
- Ouais, j'ai déjà mis Raph sur le coup, il nous renifle les escaliers là et m'a déjà demandé de sniffer toute la rue. Apparemment, ça ramifie loin cette histoire. Va nous falloir un mandat fissa, je vais pas pouvoir le retenir longtemps. Il couine d'impatience.
- Le juge en pense quoi ?
- Que dalle, monsieur est rentré tôt aujourd'hui.
Hugues pouffa.
- Toujours la même merde, Inalo.
- Parle pour toi, vieille barrique. Allez, je me barre aussi, y'a plus rien à faire ici. Je prends Raph avec moi, on pourra peut-être flairer un bout de la rue, officieusement.
Inalo reprit son rapport et le rangea dans le tiroir de son bureau. En se dirigeant vers la sortie, il aperçut le stagiaire qui reniflait le chemisier de la standardiste. Il eut envie de les réprimander mais se retint.
« Y'a plus de valeurs », se dit-il en quittant le bâtiment. Il avait envie d'une omelette.

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Pages blanches
11 Mai 2015
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◊ Commentaires

  • Benjamin (159☆) Le 12 Mai 2015
    Mais c'est génial o_o mais allez ! Encore comme ça ! Je veux en voir !