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Tous les hier



Le temps hurle, gémit et se tord alors que l'homme se languit, sourit et se mord. « Elle » a disparu quelques minutes plus tard, avant de ressurgir quelques secondes plus tôt. Le lampadaire est éteint, plus rien ne vacille si ce n'est sa raison. Le craquement dans sa hanche n'avait pas existé. Tout au plus, son esprit venait de se briser. Le carnet gisait là, quelques mètres plus loin, imbibé d'eau et désormais illisible. Toutes ces notes, toutes ces notes ! Des milliers de lignes, des dizaines d'auteurs, de nombreux indices contradictoires, obscènes et fatalement inutiles. Il rampa jusqu'à l'atteindre, le feuilleta fébrilement. Quelques lettres survivaient, parfois une phrase serpentait sur quelques lignes avant de mourir dans un océan noir de Chine. L'homme récupéra tout de même le carnet et reprit sa route. Vers où ? Vers hier, très cher. Vers tous les « hier », vers tous les « très chers ».
A droite. A gauche. A gauche. Tout droit. Les intersections se succèdent et l'homme tourne au hasard. Le trajet n'a pas d'importance. La destination n'a pas d'importance. Le carnet était important. Même empli d'indices inutiles. Même après que la flaque d'eau les eut dévorés, le carnet restait important. A gauche. Il le fallait sinon, à quoi l'homme pourrait-il bien encore se raccrocher ? Aux gratte-ciels monstrueux qui éventrent les nuages et forment l'unique et grisâtre décor de son chemin ? Aux nuages éventrés, dont la pluie jaillit, viscères battantes s'écrasant sur les nuances d'un gris sale qui a tout envahi ? Y a-t-il seulement encore du ciel au-delà ? Ou bien a-t-il été étouffé, devenu rouge, puis bleu, puis noir, puis rien ?
A droite. L'homme s'arrête un instant, gribouille. Quelques pages sauvées, sèches. Vides, mais sèches. Il pourrait les remplir à nouveau. Il se frotte la hanche, plus de douleur. Le craquement, les phares : des mirages. Tout droit. Toujours des gratte-ciels, des bâtiments, toujours le silence. De temps en temps, des bruits de pas venant de quelque rue aux alentours. Ils pourraient tout aussi bien venir de l'autre bout de la ville, avec ce silence tout résonne étrangement. Même le son a été altéré.
D'autres marchent, il le sait. Ils traversent la ville, comme lui. Avec un carnet, qui contient sûrement la somme des indices inutiles écrits par d'autres fous errants qui parviennent à les offrir dans une dernière bouffée psychotique. A droite. Les offrir à un autre. L'homme en est certain. Il en était déjà certain bien avant de trouver le cadavre d'un autre homme et de ramasser son carnet. Bien avant de feuilleter ce carnet et de découvrir des notes sensiblement similaires à celles dont il disposait lui-même. Il en était certain, à dire vrai, depuis qu'il avait mis les pieds dans ces rues, depuis qu'il avait commencé à les arpenter, à contempler les immeubles, le ciel gris, les magasins déserts et les lampadaires vacillants. Des centaines d'autres personnes errent dans le coin. Certaines en rampant, déjà à moitié mortes. Certaines en voiture, la plupart à pied. D'autres sont plus originales.
L'homme avait volé une calèche, il y a des lustres. Il était tombé dessus au détour d'une rue, en beau milieu d'un gigantesque carrefour. Les feux de signalisation étaient restés figés sur le vert. Le petit bonhomme était rouge. Pourtant, il n'avait rien à craindre, rien ne roulait aux alentours et la voie était dégagée. Désespérément dégagée.
Il n'y avait en fait que la calèche et ses chevaux, qui attendaient sereinement qu'un conducteur vienne les guider. A l'intérieur un mort. Un fou, sans aucun doute, qui avait revêtu une armure complète et qui ressemblait à un chevalier. Un téléphone portable brisé en deux sur ses genoux. Un carnet gisait sur la banquette. L'homme l'ouvrit et le lu. « Vers hier, très cher ». Toujours cette folie, ce flot de questionnements sans queue ni tête, ces réponses éparses à des questions que personne ne peut formuler. Hier, bientôt, avant, les lampadaires vacillants, « Elle », qui hurle son nom.
L'homme sortit son propre carnet et pour y ajouter les quelques éléments qu'il jugea nouveaux et dignes de s'intégrer au panthéon de ses propres bribes inutiles. « Vers tous les très chers », inscrivit-il. Il n'avait jamais vu cette formulation dans aucun autre carnet auparavant. Il n'avait jamais vu la moindre calèche ni le moindre cheval non plus, il ajouta donc :
«La calèche et les chevaux ».
Puis il prit les rênes et poursuivit sa route quelques heures ainsi, avant que la calèche ne devienne progressivement translucide et ne finisse par disparaître, le laissant assis par terre, en position, sans plus aucun cheval devant lui. Il nota l'événement quelque part et se remit à marcher.
Beaucoup, beaucoup plus tard, il oublia pourquoi il avait écrit ça et classa cet indice parmi les obscènes et les fous. C'est à dire qu'il le laissa avec tous les autres.
Tout droit. Tout droit. L'homme poursuit son chemin. Il regarde le nom des rues, cherchant à y déceler quelque information parcellaire. Car toutes les rues sont nommées. « Rue Alfred Fierro », « Carnaby Street », « Rue Michel Boulard »... Incohérentes, mais nommées. L'homme doute que cette ville eut déjà été vivante. Il doute même qu'elle connaisse des limites. Pour ce qu'il en sait, elle s'étend sur des continents entiers.
A gauche. Du bruit, beaucoup de bruit. Du bruit comme jamais il n'en a entendu, qui emplit l'air. Des vitres explosent et un vent terrible l'assaille. Il court se réfugier derrière une poubelle. Une lumière blanche, partout. L'homme lève les yeux. Un gigantesque objet métallique fend le ciel, en direction des nuages. Il finit par les déchirer avant de disparaître. Une fusée, déjà hors de vue. Le bruit s'estompe progressivement, et la lumière meurt. Le gris reprend le pouvoir. L'homme tente de décrire la fusée dans son carnet, sans croire lui-même en ce qu'il vient de voir.
C'était plus étonnant que la calèche du chevalier, plus étonnant que la taille infinie de la ville et l'absurdité de ses rues, plus fou que tout.
La lumière anémique des lampadaires se mit alors à vaciller. « Elle » revenait. Elle qui en hurlant son nom achevait d'éteindre les millions de lampadaires tentant vainement d'illuminer les milliers de rues de la ville.
A gauche. Tout droit. Tout droit. Tout droit.
L'homme court. Il prend garde à ne pas se retourner. Ne pas l'apercevoir, ne pas l'entendre hurler son nom. Ne pas penser à son nom. Derrière lui, la chaleur d'un volcan. Elle est à ses trousses. Du bruit, partout. Des fenêtres qui claquent, des grincements de bois, et la pluie qui redouble. Des litres d'eau sale et poisseuse se déversent tout autour, des hurlements quelque part plus loin. A droite. Fuir les hurlements. A l'horizon un immeuble s'effondre sur lui-même, imité rapidement par deux autres plus proches. Poussière grise, fatiguée. L'homme ne distingue plus rien, trébuche, se relève, trébuche de nouveau. Il sent la peau de sa nuque brûler quand il se relève encore une fois. La cendre et la poussière l'aveuglent et l'étouffent. Il croit entendre un avion passer au-dessus, et puis une autre explosion, au loin. Plusieurs autres immeubles s'effondrent. Elle hurle alors son nom, et l'homme est projeté dans les airs. Vers hier, très cher. Vers tous les hier, vers tous les très chers.
« -Il revient à lui.
-Ou l'inverse.
-Ou l'inverse, oui.
-On pourrait aussi bien le laisser là, tout est terminé maintenant.
-Vous oubliez la fusée, très chère.
-Permettez-moi de douter de son efficacité, vous êtes toujours incapable de me certifier qu'elle ne va pas décoller.
-Elle a décollé, et...
-Ou alors elle va décoller !
-Taisez-vous, et sortez les croquis, vite ! »
L'homme ouvre les yeux. Il est allongé dans un lit et deux femmes l'observent. Elles semblent se quereller. L'une des deux, chauve, lui tend des feuilles. Des dessins. Une fusée au décollage, au milieu d'immeubles. Il la pointe du doigt. Les deux femmes se regardent, et se querellent de plus belle. La chauve finit par sortir de la pièce pendant que l'autre lui présente d'autres croquis. Un carnet est dessiné, ouvert. Dans le carnet, le même croquis de fusée a été reproduit. Un âne chevauche la fusée. L'homme hausse les épaules et se laisse retomber sur l'oreiller. Il ne comprends rien et sa tête le lance. La femme chauve entre à nouveau, une seringue à la main. Il tente vaguement de se débattre mais n'en a pas la force, l'injection lui est faite rapidement. La migraine devient furieuse presque immédiatement.
« Me comprenez-vous, monsieur ? »
Il hocha la tête. Il comprenait.
« Bien. Nous avons peu de temps. Regardez ces croquis. Lequel correspond le plus à ce que vous considéreriez comme la réalité ?
-L.. le premier. Vers tous les très chers. L'âne n'y était pas. Pas dans mon carnet.
-Qu'y avait-il dans votre carnet ?
-Des mots. Pas d.. de croquis.
-Bien. Vous vous trouvez actualamnt dns l'incpicité d gloublue physique, ce qua druum chi.. »
L'homme ferma les yeux.
« C'est fini, on l'a perdu, il se trouve de nouveau dans l'incapacité de reformuler électriquement nos signaux.
-Combien d'injections encore ?
-Deux. Une de plus le tuerait sûrement.
-C'est ce que vous me dites de plus en plus souvent.
-J'admets avoir sous-estimé ses capacités à les encaisser. Prudence est mère de sûreté, il est plus faible à chaque fois qu'il revient.
-S'il meurt avant d'avoir ramené la solution, nous sommes finis. Mais s'il vit sans pouvoir nous la dire, c'est tout à fait la même chose, en êtes-vous consciente ? Si les deux dernières injections ne le tuent pas mais qu'il ne peut toujours pas nous dire la solution, c'est tout à fait la même chose là encore.
-Une de plus le tuerait sûrement.
-Une de plus l'a déjà tué, c'est sans importance. Nous n'avons pas le choix. Il faut le renvoyer. S'il n'a pas dessiné l'âne, c'est qu'il n'a pas entendu son nom à « elle ». La fusée va décoller. Elle n'a pas décollé.
-Une éternité à attendre...
-Pour nous, pour lui. Pour eux tous en bas. Pas pour ce qui aurait pu être, pas pour ce qui continue à être parallèlement.
-Et s'il finit par parler à quelqu'un dans les rues ?S'il finit par se voir lui-même ?
-C'est une probabilité qui augmente à chaque fois un peu plus.
-Ce qu'il reste de son carnet mentionne un chevalier dans une calèche. Avec un téléphone portable. Tout se mélange, de plus en plus.
-Et bien c'est que nous n'aurons pas à manquer d'injections. La fusée le ramènera deux fois de plus, au maximum. Ensuite l'espace-temps s'effondrera sur lui-même de notre côté comme du sien et plus personne n'aura plus à se soucier de rien, plus personne ne se sera plus soucié de rien. Deux voyages, c'est assez peu de chances de se rencontrer soi-même finalement.
-Ils sont cent quarante-trois là-bas. Cent quarante-quatre quand nous l'aurons ramené. Cent quarante-quatre formes de réalités broyées, mixées, chaque fois avec une version plus pervertie et altérée encore, dans une ville infinie. S'il finit par rencontrer un dinosaure ou un homme de Néandertal, qui peut prédire ce qui arrivera ? Restera-t-il seulement une inaltérée ?
-Ce qui sera arrivé. Nous avons déjà dépassé le point de non-retour. Donnez-lui son carnet, ce qu'il en reste. Il faudra qu'il fasse avec. Entourez les lampadaires qui vacillent. Il doit entendre.
-Il n'aurait jamais pu la sauver. Il n'aurait jamais dû essayer, encore moins après avoir lu la lettre.
-Il l'a sauvée hier, un autre hier. Personne n'aurait pu anticiper la suite. Il a préféré recommencer, il pense toujours qu'il recommence, quelque part au fond de lui et malgré nos efforts pour l'inciter discrètement à chercher son nom. Il n'est plus que la somme de choses qui sont et ne sont pas. Il ne se rend pas compte qu'elle n'existe plus depuis des siècles, n'a jamais existé et n'existera plus jamais.
-Se souvient-il encore de quelque chose de vrai ?
-De son amour, peut-être. Ses larmes coulent à l'envers. Que Dieu nous vienne en aide. Ne serait-ce qu'un cent quarante-troisième de lui-même.
-Cent quarante-quatrième, on est repartis.

***
« Nicolas,

Un jour peut-être, de quelque endroit étrange tu trouveras cette lettre. Peut-être l'as tu déjà trouvée, quelque part en arrière, et lue bien avant que je ne prenne ce stylo, bien avant que je ne sache simplement m'en servir. Quand tu as pensé au lutécium, je n'ai pas compris. Le nickel me semblait pertinent. Suffisamment pertinent. J'ai rit, et tu es devenu tout rouge. Je ne me moquais pas, j'étais attendrie. Après quinze heures sans dormir, et sept mois à ne rien manger d'autre que cette foutue soupe (la « soupape », souviens-toi !), tu venais de trouver un nouveau chemin à emprunter. Tu avais sorti les cisailles, prêt à nous tailler un passage dans la jungle. Je ne sais pas ce qui t'a fait penser au lutécium, sincèrement, même aujourd'hui je l'ignore tant le virage était abrupt. La pluie, jaunâtre et nauséabonde, battait dehors ; les rues étaient désertes, exception faite du cadavre qui se décomposait sur le trottoir depuis deux jours. Depuis qu'il avait été surpris par l'averse. C'est ce corps rongé qui m'a faite accepter ton idée sans réfléchir. Quand on a eu fini, trois longues semaines plus tard, nous avions tout revu point par point. Cinq-cent trente-trois pages, six-mille neuf-cent vingt-trois paramètres à vérifier, cent-quarante quatre variables à immobiliser et... un message, caché dans les méandres d'une équation à l'accès protégé par dix-sept autres équations tortueuses. Une signature, notre message caché au monde, point final d'une œuvre qui allait nous laisser exsangues et fiers. Te souviens-tu du message? J'avais perdu une journée entière à écrire ces calculs pendant que tu nous préparait un vrai repas, le premier depuis trois ans. La meilleure journée.
Le lutécium était une idée brillante qui a fonctionné au-delà de nos espérances, qui a fonctionné au-delà de tout. La pluie est devenue noire, puis translucide, puis bleue, puis verte. Les nuages ont fondu, noirs et blancs à la fois, le ciel entier clignotait. Le bleu revenait. Et puis j'ai commencé à avoir du mal à me souvenir de ton visage, de ton nom, du nom de ma mère, du mien. Tu me regardais, effaré et désespéré alors que je sentais des larmes couler sur mon visage. A l'envers. De mes joues vers mes yeux.
Je me sentais triste, aussi, mais je ne savais pas pourquoi. Je ne savais plus ce que « triste » voulait dire, ni « joie », ni « émotion ». Je ne savais plus ce que « savoir » voulait dire et tout devenait de plus en plus sombre. Flash. Je suis morte. Je ne serais pas née si le monde avait tourné comme nous venions de le faire tourner. Je ne suis pas née. Je suis morte, mais tu m'as rattrapée. Je ne suis pas née mais tu m'as sauvé la vie. Je ne sais pas comment, mais tu l'as fait. Je le sais car je t'écris depuis le noir. Tu sais que j'ai simplement eu à penser t'écrire pour tenir cette feuille et ce stylo ? Tout s'effondre. Tous les hier, les équations. Tous ensemble. Tous les êtres chers, les passés et tout ce qui n'a ou n'aura jamais eu lieu. Tu n'aurais jamais dû me sauver, tu ne pouvais pas sauver ce qui n'est jamais arrivé.
Si tu reprends les équations qui mènent à notre message, si tu retrouves le code qui y est associé et que tu le rentres à la place de la variable numéro dix-sept, la machine te demandera un mot de passe. Si tu tapes le mot de passe, tu activeras la sécurité que j'ai fini par mettre en place la nuit où tu avait vomi du sang. Je ne sais pas si elle fonctionnera, mais c'est le seul espoir de tout effacer. Ne m'oublie pas. Bientôt je ne serai sans doute plus qu'un symptôme physique, mécanique, une anomalie structurelle. Je serai et ne serai pas, et serai, et ne serai pas. N'essaie pas de me sauver encore, je t'en supplie. Souviens-toi une dernière fois de mon nom quand tu le rentreras dans la machine. C'est le mot de passe. Je t'aime. »

***
Le temps hurle, gémit et se tord alors que l'homme se languit, sourit et se mord.

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De choses...
13 Septembre 2014
932√  7 8

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◊ Commentaires

  • Rei (397☆) Le 14 Septembre 2014
    J'aime beaucoup la rythmique de texte.*
    Si je peux me permettre, je pense que mettre le texte un peu plus en forme, la rendrait moins étouffant à la lecture. smiley
  • Rei (397☆) Le 14 Septembre 2014
    Mets en page en prévisu sur le forum avant : Ca t'aidera.
    Mais c'est vrai que déjà ton texte est long, donc ça fatigue vite les yeux, mais y'a du talent !
  • Hellguapo~17781 (233☆) Le 12 Décembre 2014
    Tu serais pas fan de Phil K.Dick, toi? Superbe. J'aimerais écrire comme ça. *
  • Hellguapo~17781 (233☆) Le 13 Décembre 2014
    J'adore ce mélange de K.Dick, Lovecraft, et Tim burton ^^
    Ubick? Mon pauvre, sans doute le meilleur de K.Dick. Tu vas te régaler.
    J'ai adoré aussi "Glissement de temps sur mars" le titre est un peu rétro et fait très années 50, mais le contenu est avangardiste. Et "A rebrousse temps" est dément. On a accusé K.Dick à tort de prendre du LSD. mais non, il était juste nature ^^